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Libération
Interview

Loïc Prigent : «YouTube, c’est hyper défoulatoire»

Le journaliste mode fête les deux ans de sa chaîne YouTube qui cumule déjà 50 millions de vues. Interview d’un vidéaste heureux.
Loïc Prigent en septembre 2019 à la fondation Louis Vuitton. (Bertrand Rindoff Petroff/Getty Images)
publié le 16 juillet 2021 à 19h48

Hyper productif et jamais à court d’idées, Loïc Prigent ne semble même pas éreinté par le rythme effréné de la mode, qui ressemble de plus en plus au programme des sorties ciné, tant le nombre de défilés et de Fashion Week s’intensifie de saison en saison – quand une pandémie ne vient pas tout ralentir sèchement.

Le journaliste (qui a notamment œuvré à Libération) est devenu une figure télévisuelle et désormais un pilier du «petit» monde de Youtube où sa chaîne, qui fête ses 2 ans, cumule déjà 50 millions de vues. On y voit le Breton sillonner la planète à la poursuite d’effusions de joie, de folies créatives plus ou moins douces, avec l’envie de décortiquer la mode et de rentrer là où personne n’est censé aller. Son humour, communicatif, son regard, même pas perfide, et son enthousiasme, jamais démenti, pour «la fashion», lui confèrent une légitimité et un capital sympathie inégalés. Le youtubeur qu’il est devenu revient sur ces deux années où il n’a pas chômé.

Que vous apporte le format Youtube, vous qui êtes plutôt habitué à la télévision ?

Il est hyper défouloire, car on peut y passer le temps qu’on veut. On peut avoir des lubies, être monomaniaque, faire des bides aussi et se passionner pour des choses. Cette liberté est chronophage et très amusante. On a encore plus de rushs qu’à la télé, alors que j’en rapportais déjà beaucoup. J’ai tendance à filmer de façon extensive, dès qu’on arrive quelque part, on filme et quand on part, qu’on a déjà notre manteau, on tourne encore.

Notre ligne sur Youtube a été difficile à définir au départ : on cherchait l’émulation, je voulais trouver une similitude au rythme du microblogging. Le fameux vlog [sorte de blog filmé, ndlr] de Youtube me fascine. Il y a des maîtres du genre, comme Emma Chamberlain qui est capable de faire 3 millions de vues en racontant pendant quarante minutes la dernière insomnie de son chat. Je suis très admiratif de cette narration : prendre un maximum de temps pour raconter un micro sujet dans des vidéos où il ne se passe quasiment rien. J’adore ça. Pour moi, la beauté de Youtube est dans ces vidéos-là. Elle est aussi dans des vidéos de psychopathe, de maniaque. On le fait en passant du temps à décrypter un défilé Balenciaga ou en interviewant sur la longueur les dames qui refont les galons chez Chanel. Et pour ça, on va les voir et les revoir encore. Le montage de nos vidéos est assez premier degré finalement, on colle au texte. Mais on s’est permis des choses : de moins parler, de mettre des images au ralenti sur Chanel et Yves Saint Laurent.

En deux ans, à quels changements avez-vous assisté dans la mode ?

Le mouvement Black Lives Matter, et plus généralement des droits civiques américains, a changé la donne. La possibilité de backlash par les réseaux sociaux a inversé les relations de force. Même s’il y a encore un certain nombre de choses qui déconnent, que Paris n’a toujours pas de diversité pondérale sur les podiums, que dans les castings de mecs, certains ont à peine 16 ans, qu’on n’en est pas à la diversité parfaite, la représentation des podiums, la façon d’être sexy a changé, l’atmosphère aussi. Il y a toujours des défilés où tout le premier rang est blanc, mais on est en train de se rendre compte qu’il y a un problème.

Avez-vous constaté les effets de la pandémie sur le milieu ?

La façon de vendre les vêtements a évolué. On a vécu plusieurs mois sans boutique et manifestement, ça n’a pas empêché de vendre. Les jeunes maisons ont presque toutes leur e-commerce. Ce qui leur assure une indépendance et un réalisme économique. Aujourd’hui, un jeune designer sait ce qui plaît et ce qu’il peut vendre. Il y a encore deux ans, on n’avait pas cette vue-là. En parallèle, l’appétit pour les grosses maisons de luxe – je parle de celles qui sont au-dessus de l’Himalaya comme Dior, Vuitton, Chanel – avec des logos hyper reconnaissables est énorme. Les chiffres s’envolent. On voit le regard des PDG qui pétillent.

Un autre bouleversement, c’est que, quand les usines ont été fermées à cause du Covid, pas mal de maisons qui ne l’avaient jamais fait ont découvert l’upcycling, le recyclage de matières. Il y a eu un trou d’air dans la production, ils ont alors utilisé leur production existante. Marine Serre avait déjà rendu ça plausible et glamour pour les marques de luxe. Elle a donné ses lettres de noblesse à cette démarche-là.

Dernier changement important, c’est la façon de parler. Avant, les créateurs avaient besoin de s’adresser aux journalistes pour faire connaître leur travail. En 2021, ils parlent à leur communauté. Le journaliste n’est plus leur interlocuteur privilégié. L’histoire se raconte dans des stories sur un mode de quasi-confidence, de complicité. Il y a une forme de légèreté là-dedans, l’envie de ne pas se faire enfermer dans des faux-semblants, dans des hypocrisies. Ça crée un rapport assez simple et franc, qui devient de plus en plus premier degré. Moi-même, je pose des questions de plus en plus premier degré aux gens. Je veux que les stylistes et couturiers me parlent avec leurs mots.

Vous avez aussi constaté que les inspirations des créateurs avaient muté ces deux dernières années…

Les collections sont devenues plus complexes. Auparavant, les maisons avaient un mot d’ordre tout bête : Mondrian ou les constructivistes russes par exemple. Maintenant, il y a une vraie construction, on mélange telle divinité grecque avec une broderie spécifique à une ville du pays. On va chercher un peintre pour collaborer, on cite des philosophes. C’est plus articulé. Il y a toujours eu de l’hybridation dans la mode, c’est le principe même de la création, mais il y en a plus qu’avant, avec un discours derrière. C’est peut-être dû au fait de sortir moins, d’être plus autocentré. Ça donne des collections plus intellos et c’est satisfaisant pour qui aime cette gymnastique-là.

La mode est souvent critiquée pour son rythme intense et la multiplication d’événements…

Il se passe toujours quelque chose dans ce milieu, c’est vrai, mais c’est idiot de le critiquer, ça reste une industrie super excitante. C’est d’ailleurs l’une des premières en France aujourd’hui. Et puis, on ne dit pas «Oh non, encore un film qui sort au cinéma» ou «Ah, encore un disque de Benjamin Biolay».

En regardant le film que vous diffuserez ce samedi pour l’anniversaire de la chaîne, on se demande comment vous tenez le rythme…

On a des tuyaux à force de suivre les shows : ne pas boire d’alcool, ne pas sortir, ne pas faire les dîners [organisés par les maisons]. On reste concentré et on ne va qu’aux défilés qu’on aime bien. Julien, avec qui je travaille, est encore pire que moi, il en veut toujours plus. Il est capable de me dire après le défilé Chanel – qui a lieu le dernier mardi de la Fashion Week – «j’en veux encore» et le même jour, quand on sort du show Vuitton, le tout dernier défilé de la saison, que ça lui manque déjà. On a jamais le temps d’avoir une déprime après, car on part déjà en montage.

Vous comptez vous mettre à Tik Tok ?

On n’y est pas pour l’instant, mais j’adore l’aspect des 10 secondes [le format des vidéos sur Tik Tok] ou les «reels» de 15 secondes sur Insta. On peut raconter énormément de choses en 10 secondes. Youtube, c’est l’inverse : on a la possibilité de donner un maximum d’infos, d’être in extenso. Par ailleurs, les commentaires sont vachement biens. Un influenceur qui s’est mis sur Youtube récemment disait qu’il était surpris de découvrir que les commentaires y étaient positifs et constructifs.