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Libération
Le billet de Sabrina Champenois

Mode : protégeons les mannequins venus de camps de réfugiés

Un reportage d’«Envoyé spécial» atteste combien la mode s’est imposée comme une issue de secours pour des populations en quête de survie, avec la beauté pour seul moyen d’échapper peut-être à la misère. Résultat, une charge psychologique terrible pour ceux qui portent ce rêve, propulsés dans un marché sans merci.
Dans le camp de Kakuma, les jeunes filles rêvent de devenir mannequins. (Capture d'écran Envoyé Spécial)
publié le 1er mars 2024 à 19h35

On y pense désormais, quand on assiste à des défilés : cette fille-là, tige magnifique au port de reine, aux méplats comme ciselés, aux jambes interminables, noire comme l’ébène, en est-elle ? Fait-elle partie de ces beautés repérées dans les camps de réfugiés africains, qui y vivaient peut-être encore il y a quelques semaines et qui servent aujourd’hui de viatique au luxe international (très majoritairement occidental) ? Parvient-elle à en vivre ? On y pense parce que les mannequins réfugiés sont devenus un phénomène de l’industrie de la mode, aussi incontournable que questionnable.

Multiples «tops»

Cette beauté pourrait être Nyabalang Gatwech, si elle avait concrétisé son rêve. Nyabalang est la protagoniste d’un reportage diffusé dans Envoyé spécial ce jeudi. Cette jeune femme de 22 ans vit à Kakuma, camp planté depuis 1992 dans le nord-ouest du Kenya. Il compte quelque 280 000 réfugiés ou demandeurs d’asile, en provenance du Soudan, de Somalie, d’Ethiopie. Nyabalang, elle, est originaire du Soudan du sud, région connue pour abonder en beautés parfaitement raccord avec le morphotype qui fait encore et toujours la loi dans la mode, malgré les bonnes résolutions d’aller vers plus d’inclusivité : celui de la liane. La peau noire satisfait, elle, l’injonction à plus de diversité, et ces temps-ci, plus celle-ci est foncée, mieux c’est. Bilan : bingo ! Les cas d’anciennes réfugiées devenus des «tops» se multiplient : Adut Akech, Sud-Soudanaise (passée par Kakuma) qui a été repérée en Australie où s’est réfugiée sa famille, une trajectoire semblable à celle d’Ajak Deng ou Ayor Makur, ou encore Aweng Chuol qui, elle, est carrément née à Kakuma tout comme Halima Aden, Somalienne révélée aux Etats-Unis. Ces succès ont contribué à faire des mannequins réfugiés la denrée recherchée du moment. Et ils font rêver les jeunes des camps, qui s’exercent à marcher avec des escarpins de fortune et à prendre la pose, scènes surréalistes.

«Denrée», le mot est évidemment insupportable, on parle d’être humains, non ? Sauf que le reportage d’Envoyé spécial confirme à quel point on est en présence d’un marché, dans lequel la dimension humaine est accessoire quand bien même certains la portent en sautoir, pointant combien devenir mannequin peut tourner au conte de fées pour les intéressés – le plus souvent des femmes mais les hommes sont aussi concernés. C’est notamment le cas de Joan Okorodudu, pilier du business du scoutisme (repérage de potentiels modèles) dans les camps de réfugiés africains. C’est elle qui est à l’origine du rêve de Nyabalang, et de son pire cauchemar. Le rêve : Joan Okorodudu a choisi Nyabalang et l’a envoyée en 2022 à Paris. Mais quinze jours plus tard, faute de castings concluants, elle a renvoyé Nyabalang à Kakuma. En la privant de son passeport et en la menaçant, dit la jeune femme. Et Nyabalang a reçu ensuite une facture correspondant aux frais entraînés par son essai parisien. 2 873 euros alors que Nyabalang et sa famille sont dépourvues de tout.

Question de survie

C’est une réalité du mannequinat : les agences avancent les dépenses en logement et nourriture des mannequins, qui doivent ensuite rembourser. Mais dans ce cas précis, impossible de ne pas y voir de la cruauté : après avoir fait miroiter la possibilité de sortir de la misère, on renvoie les Cendrillon au camp sans issue, et avec des dettes. Au bord d’agresser la journaliste qui questionne ses méthodes, Joan Okorodudu est sans merci, assume totalement son côté businesswoman, pointe 80 % de réussite. Nyabalang, elle, a fait une tentative de suicide. La scène où on la voit en famille, avec sa mère qui pleure le rêve envolé d’une autre vie, et elle qui dit sa honte de ne pas avoir tenu la promesse d’«envoyer les enfants à l’école, de leur acheter des vêtements et des chaussures», avec le sentiment d’être «une menteuse qui a menti à sa communauté», retourne les tripes.

Nyabalang Gatwech a fondé une ONG, Runways to Freedom, pour aider les mannequins réfugiés dans la défense de leurs droits et leur apporter un soutien psychologique. A Kakuma, elle met en garde les jeunes contre les risques du rêve. Ils l’écoutent religieusement. Dans le même temps, ce reportage rend plus que jamais tangible une réalité : pour certains, la beauté n’est pas une carte parmi d’autres, elle est la seule. Le seul et unique atout dans une partie pour la plupart perdue d’avance, torpillée par le déracinement, le traumatisme et la misère. Une question de survie (individuelle mais aussi collective) qui ne se pose certainement pas, par exemple, aux «nepo-babies» du mannequinat type Kaia Gerber, Kendall Jenner, Deva Cassel ou Lily-Rose Depp. A partir de là, qui pourrait leur reprocher de foncer tête baissée dans la brèche, dès lors qu’elle s’entrouvre ? Il revient surtout à l’industrie elle-même de mettre en place des digues contre l’exploitation de leur immense vulnérabilité. Le minimum serait d’interdire le recouvrement de dettes que ces Cendrillon renvoyées à leur injuste infortune ne pourront de toute façon pas rembourser.