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Disparition

Nino Cerruti, apôtre du style à l’italienne, est mort

Le créateur de mode, acteur majeur du secteur, est décédé ce samedi à l’âge de 91 ans dans le Piémont. L’avenir de sa marque Cerruti 1881, rachetée par un groupe chinois en liquidation, semble aujourd’hui bien sombre.
Nino Cerruti, en mars 1985. (RALPH GATTI/AFP)
publié le 15 janvier 2022 à 20h37
(mis à jour le 16 janvier 2022 à 14h01)

La nouvelle s’est répandue samedi soir dans les coulisses des défilés masculins de la semaine de la mode milanaise : Antonio Cerruti, dit Nino, est mort à l’âge de 91 ans et, avec lui, c’est un pan de l’histoire vestimentaire du pays qui s’évapore. Cerruti est décédé à l’hôpital de Vercelli dans le Piémont, où il avait été admis pour une opération de la hanche, a indiqué le Corriere della Serra.

Sa vie de créateur de mode a débuté sur un «désespoir de cause» qui se révélera finalement heureux. Nino Cerruti, né le 25 septembre 1930 à Biella, dans le nord-ouest de l’Italie, berceau de l’industrie automobile et textile, se voit contraint d’abandonner ses études de philosophie et son rêve de devenir journaliste pour rentrer dans le rang et reprendre l’entreprise familiale, spécialisée dans le filage de la laine, après la mort de son père Silvio en 1950. On lui tord le bras, mais le jeune homme va allier l’expertise de la fabrique, fondée en 1881, et un sens du style qui inonde encore aujourd’hui l’allure masculine.

Homme de caractère et de bonnes manières, entrepreneur hors pair, «il Signor Nino», toujours impeccable, la raie sur le côté, dominant ses pairs de sa grande taille, était doté de cette sprezzatura naturelle, nonchalance teintée d’élégance, mot qu’il réfutait, l’estimant trop tourné vers le passé, et auquel il préférait la notion de style. Sa délicatesse toute aristocratique a largement influencé sa mode, et celle de Jean-Paul Belmondo et Marcello Mastroianni qui ont porté ses costumes avec la même décontraction.

Avec Christophe lors d’un concert d’anthologie à l’Olympia en 1974

L’industriel se lance dans la création vestimentaire en 1957, à Milan, avec «Hitman» (tueur à gages en français), collection de prêt-à-porter masculin. En 1962, une nouvelle ligne appelée «Flying Cross» voit le jour, toujours à Milan. En 1967, c’est à Paris qu’il choisit de présenter ses créations sous l’appellation Cerruti 1881 et ouvre sa première boutique rue Royale, à l’angle de la place de la Madeleine, à Paris, alors incontournable pour la mode mondiale. Cerruti est le précurseur du défilé mixte, faisant porter aux hommes et aux femmes les mêmes ensembles, chose aujourd’hui largement répandue dans la mode.

En juillet 1968, on pouvait lire dans le magazine Vogue : «Nino s’est fixé pour objectif de réaliser une boutique et un style dans l’air du temps mais pas futuriste pour proposer aux hommes des vêtements bien faits et seyants et ne nécessitant aucune trace d’exhibitionnisme ou de courage pour les porter.» Tout est dit. Cerruti n’a jamais aimé la notion de tendances. Il voit dès ses débuts la quête de nouveauté comme un écueil dans lequel il ne veut pas tomber. On appelle cela un style intemporel, ce qui lui vaudra des éloges et conduira plus tard au déclin de sa griffe. En 2022, Cerruti n’est plus un acteur majeur de la mode contemporaine. L’allure qu’il inventa, extirpant le costume masculin de la rigueur des tailleurs sur mesure dont l’Italie s’est fait une spécialité, s’est diluée au fil du temps dans le gigantisme de l’industrie, inondée de créations similaires, qui portent moins d’importance à la qualité du tissu, à la coupe savamment déconstruite, comme aux couleurs, marqueur clé des lignes Cerruti 1881. La modernité de la griffe convainc Christophe d’arborer ses costumes lors d’un concert d’anthologie à l’Olympia, en 1974, où le chanteur et son piano à queue blanc s’élèvent dans les airs sous les yeux ébahis du public.

Giorgio Armani s’est formé à ses côtés

Plusieurs faits d’armes notables ont égrené sa carrière, qui méritent de le voir étiqueté acteur majeur du secteur. Il a ainsi participé à l’essor d’un style «à l’italienne» en parallèle de son activité dans la filature, toujours en marche aujourd’hui à Biella. On doit aussi à Nino Cerruti l’envol d’une autre figure de la mode qui a largement dépassé le maître du point de vue du business : Giorgio Armani, qui s’est formé à ses côtés, s’occupant du choix des tissus - le nerf de la guerre - et du style masculin, de 1961 à 1970, avant de lancer sa propre griffe en 1974 (collection homme), puis de créer pour la femme en 1975. D’autres noms d’importance sont passés par ses ateliers : Véronique Nichanian (aujourd’hui à la tête des collections masculines d’Hermès) et Felipe Oliveira Baptista, ancien directeur de la création de Lacoste puis Kenzo.

Dans les années 90, Cerruti 1881 s’allie à un autre monument italien en signant les tenues de l’équipe de la Scuderia Ferrari (1994) de Formule 1, période Jean Todt. Au début de la décennie, la création d’un parfum éponyme pour hommes lui permet comme bon nombre de ses concurrents une assise financière considérable. Cerruti 1881 a suivi le sort de nombreuses marques indépendantes. Vendue à des investisseurs italiens en 2001, elle a ensuite été cédée à un fonds d’investissement américain (MatlinPatterson) et a finalement été rachetée par le groupe chinois Trinity Unlimited, basé à Hongkong et qui vient d’être placé en liquidation, ce qui présage d’un avenir sombre pour la griffe. Nino Cerruti avait l’habitude de dire que «la mode est une façon d’interpréter le monde d’aujourd’hui» (WWD, 1973). Les déboires de son ancienne maison illustrent bien les dérives de la financiarisation de l’industrie vestimentaire désormais globalisée. Cerruti, lui, a dédié la fin de sa vie à la bonne marche de l’usine familiale, toujours sur pied à Biella, là où tout commença.