Été 1994. Le film Forrest Gump sort dans les salles de cinéma du monde entier. Le long métrage aux six oscars relate la vie d’un mec simplet originaire du sud des Etats-Unis, impliqué malgré lui dans les grands événements de l’histoire étasunienne entre les années 50 et 80. Dans une scène mémorable, Tom Hanks (qui interprète le personnage principal) chausse une paire à dominante blanche avec la virgule rouge et se livre à une course de 24 000 kilomètres. La paire sera surnommée Nike Cortez «Forrest Gump». Selon le magazine GQ, la marque va profiter des 30 ans du film pour relancer le modèle qui, lui, a fêté ses 50 ans en 2022.
Tom Hanks' Forrest Gump and his classic Nike Cortez 🏃🏽♂️👟 pic.twitter.com/Yhwy5pgTsV
— The Sole Style (@thesolestyle) November 17, 2021
La toute première chaussure d’athlétisme de Nike a une histoire mouvementée et sulfureuse. Présentée en grande pompe (oui, on assume) lors des Jeux Olympiques d’été 1972 à Munich, la Cortez raconte les débuts laborieux du premier équipementier sportif. Avant la création de Nike, Phil Knight, diplômé de l’université de l’Oregon et Bill Bowerman son ancien professeur de sport, étaient à la tête de Blue Ribbon Sports (BRS). Au mitan des années 60, cette société distribue aux Etats-Unis les pompes japonaises Onitsuka Tiger. La marque nipponne et Bowerman travaillent ensemble à l’élaboration d’une chaussure d’athlétisme : la «TG-24 Mexico» voit le jour en 1967. Elle est par la suite renommée «Aztec» en vue des JO de Mexico de 68.
Archives
Reconnu pour la qualité de son niveau d’amorti, le modèle vendu à moins de 10 dollars devient un best-seller. Adidas, leader du secteur à l’époque, louche sur l’ascension fulgurante de la chaussure asiatico-ricaine. Et le chausseur allemand d’agiter le chiffon de la poursuite en justice. La Aztec fait de l’ombre à un de ses modèles, Azteca Gold. Le binôme Knight et Bowerman nargue Adi Dassler (patron d’Adidas) : l’Aztec devient la Cortez du nom d’Hernán Cortés, un conquistador espagnol qui a fait chuter l’Empire aztèque au XVIe siècle. En 1974, après des bisbilles avec Onitsuka Tiger, le duo étasunien fait bande à part. La Cortez devient la première sneaker à afficher le «swoosh», la fameuse virgule réalisée par la graphiste Carolyn Davidson.
Bien que conçue à l’origine pour le running, la Cortez se fraie un chemin en dehors des pistes d’athlétisme. Dans les années 80, elle séduit les breakdancers de New York, tout comme la Puma Suède ou la Superstar d’Adidas. A la même période, elle devient le symbole de la culture de gang et du gangsta rap (Eazy-E, Snoop Dogg) de Los Angeles. Dans les années 90, l’uniforme des ghettos de la côte est le jean large ou le treillis accompagné de Timberland. En Californie, où le climat est plus doux, ce sera le combo bandana, Levi’s 501, Dickies (pantalon ou short).
L’appropriation par les gangs
La variété de coloris de la sneaker permet aux gangs «Bloods» (toujours vêtus de rouge) et aux «Crips» (en bleu) de se l’approprier. Sur la Côte Ouest, sa popularité ne cesse de croître durant la décennie 90. Désormais portée massivement par les minorités noires et latinos, la Cortez devient un emblème du cauchemar américain, incarné également par un gang présent de l’Amérique centrale à l’Amérique du Nord, la MS-13. Les membres du crime organisé et leur style de vie nihiliste dépravent la Cortez. Tandis qu’en France, à la fin du millénaire, c’est la Air max plus alias la Requin qui est estampillée «paire de racaille».
HBD @snoopdogg! 🥂 Hit the link below to grab a copy of Sneaker Freaker, issue 42. In it, we link up with legendary photographer @chimodu to chat about lacing the Nike Cortez with Snoop Dogg and other iconic sneaker moments from hip hop’s golden age 🔥 https://t.co/iapfSUQmnV pic.twitter.com/hyyGQbXaPp
— Sneaker Freaker (@snkrfrkrmag) October 21, 2019
En 2017, le magazine Quartz raconte que des étudiants new-yorkais auraient été mis en détention en raison d’une affiliation supposée aux gangs… à cause du port de Nike Cortez. La même année, dans le Maryland, des gangbangers (membres de gangs) ont tabassé deux hommes porteurs de Cortez, pensant qu’ils faisaient partie d’une bande rivale. Un autre homme a perdu la vie pour des raisons similaires. Depuis les années 80, ce type de fait divers défraie la chronique aux Etats-Unis.
Un symbole glamour
La Cortez a toujours été adulée par le sous-prolétariat des ghettos urbains, mais aussi par les célébrités, symbole du glamour et du rêve américain. Outre Tom Hanks dans Forrest Gump, la paire apparaît dans un épisode des Drôles de dames. En 1977, Farrah Fawcett porte la «Señorita» (modèle pour femme) et tente d’échapper à un homme dangereux sur un skateboard. Photo mythique qui inspirera la campagne des 45 ans de la Cortez où Bella Hadid reprendra le rôle de la défunte star des années 70.
Knight n’aime pas la pub ni la com pourtant c’est bien le placement de produit qui va populariser Nike auprès du grand public comme en 1977 dans «Drôles de Dames»où Farah Fawcett porte une paire de Cortez sur un skate. Nike lui rendra d’ailleurs hommage en 2017 avec Bella Hadid. pic.twitter.com/DYFNKt8q5n
— Alban Vandekerkove (@albanvdk) April 23, 2020
En 1991, pendant la finale du Super Bowl, la diva de la soul Whitney Houston chante l’hymne national américain vêtue d’un ensemble jogging aux couleurs de la bannière étoilée et Cortez aux pieds. Leonardo DiCaprio dégaine lui aussi une paire dans le Loup de Wall Street, en 2013.
Beth from @unionlosangeles is spitting about women in Nylon Track Suits in Cortez. Remember Whitney Houston rocked the Cortez at the 1991 Halftime Show #snkrsliveheatingup pic.twitter.com/9nYmuPvRh8
— YouTube Guy (@SneakerPhetish) May 20, 2022
A l’image du personnage de Forrest Gump qui traverse les grands moments de l’histoire des Etats-Unis, la Cortez incarne les contradictions de ce pays continent à deux vitesses. Côté pile, elle symbolise les paillettes, le glamour. Côté face, les gangs et les crimes crapuleux, soit les paradoxes fascinants de la société américaine, capable du meilleur comme du pire. Ce bout d’Amérique devrait être recommercialisé à l’été 2024, pour une centaine d’euros.