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Libération
Hits de l'été (8/10)

Objets du culte estival : la tong (ou la claquette)

Retour sur ces fétiches qui accompagnent notre été, de l’enceinte portative au boules de pétanque, des claquettes au panier en raphia, en passant aujourd’hui par la très clivante tong.
(Illustration Libération avec Getty Images)
publié le 11 août 2021 à 12h03

C’est un vieux souvenir, qui remonte à un été des années 2000. En vacances sur la côte méditerranéenne, on achète un de ces magazines féminins plein de rêves inatteignables, dans l’espoir de rompre l’ennui adolescent sur la plage. Sous le blister en plastique, un cadeau : une immonde paire de tongs en PVC flanquées de sequins mal collés. Comme un rappel de la médiocrité manufacturée et jetable du monde. Ah, les tongs. De bonne ou de mauvaise facture, elles sont de toute façon clivantes. Si des générations de backpackers ne jurent que par elles, d’autres leur vouent une haine caractérisée et assumée. «Flap, flap, flap… elles font un bruit pénible à chaque pas. Et elles laissent entrevoir des plantes de pieds souvent sales et abîmées. C’est simple, une fois sur deux, c’est une vision d’horreur», décrète pour nous un ami, plutôt amateur de sandales à scratch type Teva.

Toutânkhamon, déjà

En cette période estivale, les orteils font comme les salariés profitant de leurs congés payés : ils prennent l’air. Tongs, claquettes, méduses, sandales… à chacun sa paroisse. Symboles d’une consommation de masse, ces chaussures légères ont généralement pour point commun d’être faciles à fabriquer. On en trouve donc énormément dans les boutiques de bords de plage, à faible coût. «La tong est même une chaussure universelle. On la trouve sur tous les continents depuis la seconde moitié du XXe siècle», fait remarquer Denis Bruna, conservateur en chef au département mode et textile pour les collections antérieures à 1800, au musée des Arts décoratifs (Paris). «Depuis les années 60, on l’appelle ainsi car son nom nous vient du mot “thong” [lanière en anglais, en référence à sa bride en V, ndlr]. Mais les tongs, sans qu’on ne les désigne sous ce vocable, existent depuis bien plus longtemps. On en a même retrouvé dans des tombeaux égyptiens, comme celui de Toutânkhamon, vieux de plusieurs millénaires avant J.-C. Sur les semelles internes de ces modèles étaient représentés les ennemis de l’Egypte, écrasés par les pieds de ceux qui les portaient», raconte l’historien de la mode, qui évoque également des représentations, plus tard, dans la Rome et la Grèce Antique. Depuis, la forme de ces chaussures n’a pas changé. «Aux quatre coins de la planète, on porte des tongs : sur la plage, dans les pays où il fait chaud, dans les pays musulmans où l’on a besoin de pouvoir se déchausser facilement pour entrer dans une mosquée…», égrène Denis Bruna.

A bien y réfléchir, les tongs sont sûrement les chaussures les plus simples qui soit. «C’est pile ce qu’il faut : une semelle pour protéger le dessous du pied des accidents et de la chaleur du sol pendant que le dessus du pied reste ouvert à l’air, abonde l’historien. Les tongs sont appréciées pour leur côté pratique, décontracté, simple à mettre et à enlever». Mais au-delà de leur apparente banalité, il y a de quoi déjà faire une histoire contemporaine de la tong. «Il faut noter un avant et un après 1956. Cette année-là, durant les Jeux olympiques d’été à Melbourne, le monde entier a pu voir des nageurs japonais porter des tongs, inspirées des Zōri [sandales traditionnelles japonaises, composées d’une semelle de pailles de riz et d’une bride en tissu] pour pouvoir se déplacer facilement autour de la piscine.» Il n’en fallait pas plus pour que des fabricants d’articles de sport se mettent à développer des versions sportives de tongs, avec des matériaux synthétiques pour en baisser le prix de vente. A la même époque, en France, le port des tongs se démocratise également «à la faveur du retour d’Indochine des soldats français, qui en ramènent l’usage à domicile».

Produit iconique

Dans le sillage de ces années-là, en 1962 au Brésil, le fabricant d’espadrilles Alpartagas a l’ambition de créer une chaussure sociale, accessible à tous les citoyens, dans ce pays encore pauvre. «Inspirée de la sandale japonaise, un prototype en version caoutchouc est alors créé. C’est comme ça que naissent les tongs Havaianas», explique Denis Bruna. Comment des chaussures coûtant à peine quelques réis se muent-elles en produit iconique ? «Après avoir conquis tout le pays, les Havaianas se répandent à l’étranger via le tourisme», analyse l’historien de la mode. La godasse pratico-pratique acquiert alors un statut de fantasme, synonyme de destination de rêve, entre sable et ciel bleu, dont jouit encore aujourd’hui la mythique marque. Un changement de connotation à l’image des mutations dont les tongs font inlassablement l’objet. La mode a régulièrement sorti ces chaussures populaires de leur low culture, tel Yohji Yamamoto en 2004 avec des sandales en cuir noir inspirées des Zōri ou la maison Dior qui a fait défiler ses mannequins en tong couture lors de son show printemps-été 2016/2017.

Dans la catégorie «esthétisation de la chaussure utilitaire», le même phénomène s’observe à propos des claquettes de sport et des méduses. «Ces chaussures de la vie quotidienne subissent toutes le même sort : la mode leur ajoute des talons, de la fourrure, des paillettes… et en fait autre chose. C’est un mouvement représentatif du pouvoir de cette industrie et c’est ce que je trouve fascinant à observer, en tant qu’historien», explique Denis Bruna, citant au passage les claquettes siglées Dolce & Gabanna et les méduses Mélissa, aux couleurs acidulées. Ce sont là les soubresauts du prêt-à-porter : «Les chaussettes dans les sandales dudit touriste allemand étaient autrefois moquées, mais maintenant, les claquettes-chaussettes sont un style revendiqué, comme on peut l’entendre chez le rappeur Alrima.» Du cheap au chic, du popu au «pointu», il n’y a donc décidément qu’un pas – que les chaussures d’été, tongs en tête, franchissent sans mal.