Virgil Abloh avait sans doute un secret pour réussir à capter un public jeune et a priori pas très intéressé par l’actualité des podiums et des semaines de la mode. Beaucoup expliquent ce succès de façon romantique, en le rapportant à des caractéristiques biographiques : génie visionnaire, premier Afro-Américain directeur artistique d’une grande maison, ancien bras droit de Kanye West, etc. Tout cela compte, mais n’empêche pas de regarder de près en quoi consistait son travail.
Nécrologie
Son trait le plus commenté tient dans l’usage d’inscriptions entre guillemets, apposées sur les vêtements : «SHOELACES» sur des lacets de sneakers, «FOR WALKING» sur des bottes blanches à talons, ou «FOR MONEY» sur un portefeuille. Les guillemets indiquent un discours rapporté : quand on cite, on ne s’exprime pas en propre, on montre ce qu’un autre a dit. Ce qui est cité ici, c’est la finalité de l’objet, comme si le design seul échouait à la faire comprendre. Ce procédé permet à l’auteur de la citation d’installer une distance qu’il qualifie lui-même d’ironique entre ses productions et leur signification ordinaire.
Les collections d’Abloh pour Vuitton et Off-White reposent aussi souvent sur un principe de recyclage de silhouettes ou de pièces déjà existantes, empruntées ici et là (autres créateurs, œuvres, cultures…). Son geste consiste à les isoler de leur contexte pour les faire voir autrement, comme dans une sorte de passage à l’abstraction. L’art figuratif et la mode ont en commun d’imposer à leurs formes de correspondre à une certaine classification du monde : une œuvre figurative représente des choses connues, une silhouette représente une identité ou un stéréotype social. Abloh, lui, a imaginé une mode abstraite qui, libérée de l’injonction à reproduire les catégories ordinaires, peut livrer des formes pures. Là résidaient sa modernité et son aura.