«Ce ne sont pas des chaussures mais des instruments de contrainte. Leur fonction est érotique : elles forcent l’utilisateur à adopter une posture de soumission. Quand on les enfile, on n’a plus d’autre choix que rester à genoux, accroupi ou allongé, à la merci de la personne qui viendra vous délivrer.» Depuis Londres où il s’est installé en 2012, Rui Silva raconte son parcours. Né en 1986, issu d’une famille portugaise ouvrière et catholique, Rui Silva n’était pas destiné à devenir créateur de chaussures. Encore moins de chaussures sadomasochistes (SM). «Je voulais être architecte, mais au bout de deux ans d’étude – au cours desquelles j’ai compris qui j’étais [un homme aimant les hommes, entre autres, ndlr] – j’ai bifurqué vers la création de mode.» N’ayant pas les moyens d’achever ses études, Rui Silva trouve un emploi dans la vente. Mais son emploi ne le rend pas heureux. Dès qu’il en a les moyens, Rui Silva déménage à Londres en vue de réaliser son rêve : devenir créateur. Reste à savoir de quoi.
Les 400 culs
C’est là qu’il tombe sur une formation de cordonnier bottier. «Je déteste les pieds, dit-il. Mais j’étais attiré par l’approche pratique de la fabrication d’une chaussure.» Comme par un fait exprès, il découvre à la même époque une vidéo de Yanis Marshall, un danseur et chorégraphe français spécialisé dans la danse sur talons hauts. «La vidéo dégageait un mélange de force, d’autorité et de séduction irrésistible, se souvient Rui Silva. Je n’avais jusqu’alors jamais vu cela que chez les femmes ou dans les spectacles de drag.» «Obsédé» par cette vision, l’apprenti modéliste se spécialise dans le stylisme de chaussures avec un objectif qui devient presque une idée fixe : contribuer au dérèglement stylistique des genres. Inventer des souliers qui dérogent aux règles. Il s’agit d’en finir avec l’opposition talon = féminité, bottes = virilité.
Le sex-appeal du handicap
En 2021, l’occasion idéale se présente de sortir des sentiers battus : pour obtenir son diplôme au collège de la mode de Londres, Rui Silva doit présenter une ligne de chaussures originales. «C’est là que l’idée m’est venue, explique-t-il. Celle de créer des outils non pas pour la marche mais pour bouleverser les rapports de force.» A ses yeux, la notion de «force» est essentielle car elle charrie tout un imaginaire de la virilité : «Il est en effet courant de penser que les hommes sont dominants, les femmes soumises… Raison pour laquelle on encourage les femmes à porter des talons, sous couvert d’augmenter leur sex-appeal : afin de les fragiliser, les ralentir et, ce faisant, de légitimer le partage inégal des rôles. Si une femme marche moins vite qu’un homme, cela renforce les préjugés sexistes.» Partant de ce principe, Rui Silva se met en tête de «montrer que n’importe qui peut se couler dans un rôle et qu’un homme peut très bien devenir, lui aussi, vulnérable, donc féminin…» Objectif : créer des chaussures handicapantes pour hommes. Des entraves pour les pieds.
Chaussures à variation modulaire
Son travail de recherche sur les rapports de force l’amène fatalement dans le milieu SM. Bien qu’il ne soit pas pratiquant, Rui Silva entreprend d’étudier les codes et les fantasmes des gays hard-core. Il interroge des adeptes, se rend dans les salons de SM, visite des donjons puis – au terme de cette enquête – dresse une typologie des six postures de base propres aux jeux de domination : la posture à genoux, bien sûr, mais également la posture accroupie, debout pieds écartés, allongé (mains dans le dos), etc. Pour parfaire son tableau, il s’astreint lui-même à tenir ces différentes positions et se chronomètre. Objectif : répertorier les sensations physiques générées par chaque position sur une durée de trente minutes. Courbature, raideur musculaire, fourmis, engourdissement… «J’ai enregistré l’effet produit par les différentes postures afin que le design des chaussures colle au plus près de mon projet : créer un outil de restriction, non pas un outil de torture ni de punition.»
A priori, les chaussures de Rui Silva – telles des attelles orthopédiques – n’ont pas d’autre but que forcer l’individu à adopter les positions de soumis (et, ce faisant, à redéfinir sa masculinité). Mais leurs usages, en réalité, sont d’une extrême diversité. Elles peuvent tout aussi bien servir de siège, de boîte à rangement, d’étagère ou même de sculpture décorative. Conçues en trompe-l’œil comme des pièces de mobilier, ces chaussures démontables s’agencent et s’emboîtent pour former un véritable puzzle de formes abstraites proches du cubisme. «En cela j’ai respecté la règle d’or du brutalisme, explique Rui Silva. En architecture, le brutalisme est un style géométrique rigide, fortement associé aux valeurs de virilité. Le brutalisme repose aussi sur l’extrême rationalisation des espaces. Quand mes chaussures ne sont pas portées, elles peuvent donc fonctionner comme objets d’intérieur et masquer leur valeur d’outil érotique derrière une apparence parfaitement utilitaire…»
«Erection du vertical»
Bien qu’il ait tout le temps l’air de plaisanter, Rui Silva s’en défend. Son projet est «sérieux», dit-il. Aussi sérieux et rigoureux que les façades de ciment armé dont il affirme s’être inspiré pour concevoir ses chaussures SM. Leur semelle est en jesmonite, une sorte de résine imitant le béton. Leur texture reproduit celle des dalles de béton coffré, banché ou matricé. Leur esthétique est volontairement rude, dure, épurée, à l’image des matériaux bruts (bois, cuir, acier) utilisés par Rui Silva. Leur nom de baptême – «Masculinités brutes» – exprime d’ailleurs clairement leur nature : ces chaussures-là sont faites pour exercer sur les mâles qui les portent toute leur puissance de coercition : par la force au besoin, ils seront démolis puis reconstruits.
S’agit-il d’un hasard ? Alors même que Rui Silva, ayant obtenu son diplôme, se met en quête «d’opportunités pour des performances, des photoshoots, des expositions et des commandes sur mesure», les éditions La Découverte rééditent en poche le travail que le chercheur en sciences politiques Achille Mbembe consacre au brutalisme, et dans lequel il questionne «l’érection du vertical en position privilégiée», cette obsession typique du brutalisme…