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Critique

Bartleby ou le vol immobile

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Philosophie. Pour Giorgio Agamben, le scribe de la nouvelle de Melville, qui «préfère ne pas» écrire, est un nouveau Messie venant affirmer le droit des mondes possibles contre le monde existant, pour sauver ce qui ne l'a pas été.
publié le 8 juin 1995 à 5h35
(mis à jour le 8 juin 1995 à 5h35)

Depuis sa publication par Melville en 1856, on ne cesse de s'interroger sur la signification de Bartleby. Ainsi Gilles Deleuze, dans sa postface à une nouvelle traduction en 1989, ou aujourd'hui Giorgio Agamben avec Bartleby ou la création, un court essai qui reconstitue la dense «constellation philosophique» à laquelle appartiendrait l'énigmatique et douloureuse figure du copiste qui «préfère ne pas» copier. Ce dernier, en effet, sort du simple choix binaire d'un Hamlet pour se mesurer à une épreuve infiniment plus dangereuse et déboucher, trois décennies avant Nietzsche, sur une fulgurante «ontologie de la puissance». Le prince du Danemark résout tout problème «dans l'alternative entre être et ne pas être», alors que la formule du copiste introduit «un troisième terme qui les transcende tous les deux».

C'est dans la Grèce du IVe siècle, rappelle Agamben, que le philosophe se présente pour la première fois «sous l'humble apparence d'un scribe, et la pensée, comme un acte ­ fût-il très particulier ­ d'écriture». De même que le scribe peut écrire ou ne pas écrire, de même, pour Aristote, «toute puissance d'être ou de faire quelque chose est, toujours, puissance de ne pas être ou de ne pas faire». Cette «puissance de ne pas» est ce qui caractérise le plus fondamentalement la doctrine aristotélicienne sur la puissance. On la retrouve dans les traités cabalistiques composés par Abulafia à Messine entre 1280 et 1290, qui conçoivent la création divine comme acte d'écriture. Ibn-A