Certains écrivains n'ont pas de biographie: il ne leur arrive rien
et leur oeuvre semble surgie d'un seul esprit, plus ou moins en résonance avec son siècle. Victor Segalen n'est pas de ceux-là. Tout chez lui est cas. Sa vie brève et chaotique, son oeuvre multiforme et pour l'essentiel posthume, sa notoriété grandissante après un long sommeil, comme en témoignent deux éditions simultanées de ses oeuvres, plus ou moins complètes, près de quatre-vingts ans après sa mort (lire page suivante).
Il fut l'ami de Debussy, Claudel chercha en vain à le convertir, Saint-John Perse ne reconnut jamais sa dette. On a vu en lui l'un des pères de l'ethnologie, un ancêtre des écrivains-voyageurs, un immense poète, un archéologue hors pair: il a été tout cela, sans doute. Il a surtout été un des écrivains charnière de notre modernité, celui qui fit le tour du monde extérieur pour tenter de comprendre son monde intérieur, qui fit de l'Autre son Graal et son Thibet, du nom de son grand poème inachevé, ode testamentaire et illuminée au toit du monde: «Moi-même enfin, me voici là, pèlerin lassé vers Lhassa/Moi-même avec mon désir de tout connaître/(") Je pérégrine et suis en quête à travers toi de la conquête/De l'Autre, de l'autre au regard-dieu"»
Victor Joseph Ambroise Désiré Ségalen (il n'enlèvera l'accent aigu qu'au moment de l'édition de Stèles en 1912) naît à Brest le 14 janvier 1878, d'un père bâtard et «écrivain au Commissariat à la Marine» et d'une mère bigote et autoritaire. Elevé chez les