Jamais deux amis ne furent si différents en tout sauf dans la conviction réciproque que, parmi leurs contemporains, ils étaient les seuls à pouvoir se comprendre. Origine sociale, force de séduction, rapport au travail: tout semble en effet éloigner Leo Strauss et Alexandre Kojève. Le premier, juif allemand de famille modeste, impressionne son auditoire par son physique imposant, son sérieux et ses recherches méthodiques. Le second, grand bourgeois russe, marche au charme et semble consacrer plus de temps à soigner son élégance et à séduire les femmes qu’à l’obscur labeur académique. L’expérience de l’exil les a rapprochés. De cette complicité, quelque peu contre nature, témoigne parfaitement la toile de commentaires qu’ils ont tissée ensemble autour du Hiéron, le traité de Xénophon sur la tyrannie. Outre la réédition de De la tyrannie de Leo Strauss avec le long commentaire de Kojève sur ce texte et une mise au point finale du premier, Gallimard publie opportunément dans le même volume la Correspondance entre les deux hommes: celle-ci vient donner les clés de leur complexe relation.
En 1948, le De la tyrannie achevé, Strauss l'envoie immédiatement à Kojève. Celui-ci convient que ce petit traité pose la question du rapport entre l'intellectuel et le pouvoir, mais il récuse la méthode, ainsi que le fond de l'argumentation de Strauss. En bon hégélien, il ne conçoit pas que l'on puisse interpréter le passé sans l'insérer dans l'Histoire. Bref, c'est son relativisme culturel qu'