Miracle paraît-il ordinaire aux chefs-d'oeuvre, l'Histoire de
Clarisse Harlove n'a pas pris une ride puisque mille sept cents pages, trois cent soixante et onze lettres et deux cent quarante-huit ans plus tard, on peut en écrire à peu près ce que l'abbé Raynal notait dans les Nouvelles littéraires lors de sa parution française: «J'ai éprouvé dans la lecture de ce livre une chose qui n'est pas peu ordinaire, le plaisir le plus vif et l'ennui le plus assommant.» Il n'est pas jusqu'à son prestigieux traducteur, l'abbé Prévost, l'auteur de Manon Lescaut, qui ne nous avertisse: «Ce n'est pas dans les cinq ou six premières lettres qu'il faut s'attendre à trouver un intérêt fort vif.» Ailleurs, il coupe et résume le texte de Richardson, car, écrit-il par exemple, «ceux que le sujet de cette lettre n'a peut-être pas moins ennuyés que sa longueur, se plaindraient beaucoup de la suivante».
Il faut dire que Clarissa Harlowe (en VO) a l'art de la phrase interminable, de l'événement détaillé et de l'âme dilatée jusqu'à être hors d'état. Il y a bien sûr aussi des beautés fulgurantes, des dialogues diablement enlevés. Quoi qu'il en soit, on prit dès le XVIIIe siècle l'habitude de donner des versions abrégées de ce monument épistolaire, aussi bien en anglais qu'en français. En voici justement une assez courte: Clarisse, dix-neuf ans, fille cadette des parvenus Harlove et riche héritière, est persécutée par ses parents, son frère et sa soeur sous prétexte qu'elle préfère à l'insipide Mr. Solme