On l’appelait le «boeuf muet». «Quand il mugira, il fera trembler la terre entière», aurait dit de lui Albert le Grand. Son corps était si lourd qu’après sa mort on dut le bouillir pour le transporter et le conserver. Jean XXII le fit saint en 1323. C’était un homme doux et taciturne, à la mémoire prodigieuse, un génie spéculatif, libéré de toute sensualité, qui, les yeux mi-clos, pouvait dicter à ses secrétaires un livre tout entier, déjà «fait» dans sa tête. Durant la messe, il pouvait fondre en larmes d’émotion, et il était parfois si absorbé dans la méditation, à table, qu’il ne s’apercevait pas qu’un joyeux drille parmi les moinillons changeait le contenu de son assiette. C’est le plus grand de tous les penseurs chrétiens, le «Docteur angélique».
De saint Thomas d’Aquin, auteur d’une oeuvre gigantesque qu’il est presque impossible de recenser (1), on publie aujourd’hui la Somme contre les gentils. La pensée de Thomas figure certes en première place dans l’enseignement des séminaires, depuis une encyclique de Léon XIII, et le philosophe compte parmi les auteurs du programme des classes terminales des lycées: mais il y a bien quelque chose de «miraculeux» à voir une oeuvre de la dimension de Summa contra Gentiles publiée directement en poche dans une traduction nouvelle et une édition critique impeccable, quand jusqu’ici les spécialistes conseillaient d’aller la quérir parmi les 31 volumes de l’«édition Léonine» (2). Thomas, de la famille des comtes d’Aquin, est né à Rocca