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Libération
Critique

Vive la nature morteL'analyse d'un genre qui, loin d'être mineur, s'impose comme une typologie de symptômes d'une civilisation. Sybille Ebert-Schifferer. Natures mortes. Traduit de l'allemand par Denis-Armand Canal. Citadelles et Mazenod, «Les Phares», 420 pp., 342 ill., 880 F.

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publié le 10 juin 1999 à 23h27

A la Bibliothèque de l'Institut, à Paris, est conservée une feuille

de Léonard de Vinci, de 23 centimètres sur 17, où l'on reconnaît l'écriture codée du peintre qui n'a pas encore livré son contenu: d'abord une tache d'encre accidentelle qui envahit le bord supérieur droit, ensuite des schémas d'architecture et d'ornementation dessinés à l'encre, enfin des cosses de petits pois, quatre cerises et une fraise des bois, dont l'ombre projetée, par endroits par-dessus la tache d'encre, et le traitement pictural renforcent l'illusion.

Ces trois niveaux de réalité forment ensemble presque une allégorie (involontaire?) de la peinture, telle que Léonard la concevait. Les fruits comme trompe-l'oeil contaminent la tache d'encre, dont on ne sait plus si elle est voulue ou non, et creusent l'écart avec les esquisses dessinées. C'est une sorte de divertissement de peintre qui nous rappelle la fable antique de Zeuzis, le peintre de raisins si naturels que des oiseaux seraient venus picorer la toile. La prouesse d'une illusion mimétique hante l'histoire de la peinture jusqu'à une époque récente ­ l'auteur consacre un chapitre assez long à l'hyperréalisme américain. Elle n'est même pas tout à fait absente de l'art du Moyen Age, à partir du moment où, avec Guillaume d'Ockham, une forme de «sensualisme» vient justifier un intérêt nouveau pour la nature. Et elle triomphe avec l'explosion du thème de la nature morte ­ «nature silencieuse» en allemand ou en anglais ­, dans des centres comme Prague