Si on ne retenait que l'écume des faits, l'histoire de la pauvre
Leila Murray aurait des airs de fable sociale tellement sordide que c'est pas possible. On évitera donc d'en faire le récit factuel d'autant que l'Américaine Laura Kasischke, transfuge de la poésie, y met diablement les formes. Leila, par exemple, qui tapine volontiers dans le motel où elle est réceptionniste, vient de se faire tabasser par un client. Elle sort de la chambre: «Dehors, la rivière était invisible dans le noir, mais je la sentais gonfler et dégonfler derrière la pelouse, alors que je repartais en courant vers la réception, comme si la terre était une membrane, une poche en plastique s'emplissant à toute vitesse d'eau ou de sang, comme si je courais sur une blessure, en pensant qu'il s'agissait du monde.» Trois comparaisons pour le moins recherchées en si peu de lignes suffisent à convaincre que Laura Kasischke croit sans faillir à la puissance de l'imaginaire. C'est même par lui qu'elle rend acceptable l'univers glauque d'A Suspicious River. Leila, qui déballe son présent et son passé sans aucun scrupule et dans un certain désordre, ne semble jamais coïncider tout à fait avec ce qu'elle raconte. Elle est là et aussi un peu ailleurs. Au reste, le monde est comme elle. Il est ça et aussi un peu autre chose. Le soleil, au milieu du ciel, tiédit «comme un oeuf sur le plat qui refroidit». On en passe et des centaines d'autres. Si Leila trouve des équivalents à tout ce qui existe et à tout ce qui arrive