Ce n'est pas le livre d'une vie, c'est une existence qui suinte au
bout de la main dans le désordre de ses chavirements, une parole qui se déverse en bloc. Elle ne va pas à la ligne, Evguenia Kisseliova. Elle va et vient dans sa mémoire féroce et obsédante. Elle se décharge de son trop-plein pour ne pas être elle seule, écrit pour être deux, parlant au lecteur parce qu'elle a besoin de partager, parce que, au soir de sa vie de femme russe ordinaire qui n'a pas été des plus heureuses, elle se sent larguée par sa solitude. Parce que, avant de mourir, on l'a déjà oubliée ou presque. Alors, elle qui ne sait pas, écrit. Remplit des cahiers. Ce sont ses chapitres à elle, ces cahiers. Elle écrit comme ça vient et revient, au fil de ses douleurs récurrentes, sans souci de bien dire, dans son disant à elle, bien à elle, sur lequel se sont penchés, ébahis, une théorie de linguistes (la traduire est une gageure). Ce journal parlé lui fait du bien à Evguenia Kisseliova. Peut-être est-elle morte en 1991, à 75 ans, apaisée.
L'enfance, le mariage en 1933, la naissance de deux garçons en 1935 et 1941 sont expédiés en huit lignes. C'est avec la guerre que commence «mon martyre». Dans des pages hallucinantes, Evguenia raconte sa guerre mondiale: celle d'une femme du village de Novozvanovka, tour à tour pris par les Russes et les Allemands, voyant la tronche des uns ou des autres en émergeant du trou où elle s'est réfugiée avec ses deux gosses. «Le soir quand nous avons quitté l'abri, partout le