L'écrivain autrichien Karl Kraus a décrit la chute de l'Empire austro-hongrois comme «le creuset expérimental de la fin du monde». Son compatriote Joseph Roth, qui eut 20 ans en 1914, éprouva un sentiment voisin, qui ne manquait pas d'être paradoxal: comment lui, juif sans père élevé aux confins de cet empire, put-il se sentir orphelin de l'empereur François-Joseph au point de l'inscrire en filigrane de son oeuvre romanesque, notamment dans son admirable Marche de Radetzky (1)? C'est que cet empereur, outre qu'il protégea les juifs des pogroms, symbolisa aux yeux de l'écrivain, dans le terrible entre-deux-guerres, la douceur et le raffinement de la Mitteleuropa, la langue de Goethe et de Schiller, un monde ancien enfui à jamais.
Joseph Roth ne se remit pas de cette catastrophe, et sa vie ensuite ne fut qu'errance, de Berlin à Prague, et jusqu'à Paris, où il mourut en mai 1939, au comble de l'exil et de l'alcoolisme. Grâce à la traduction d'une partie des articles qu'il donna pendant vingt ans à différents journaux de langue allemande, on peut suivre aujourd'hui le fil de ses pérégrinations européennes, et découvrir un aspect inconnu de son travail. Comme l'explique Patrick Modiano dans l'émouvante préface de ce recueil, un homme de la sensibilité de Roth, envahi par cette «sensation de vide et de précarité», «est devenu tout naturellement un journaliste au sens noble du terme, c'est-à-dire un témoin». Jamais très longs, les articles de Joseph Roth s'attachent à la vie quotid