Les correspondances les plus fortes et les plus justes se forgent
dans la séparation. Ce sont rarement les plus belles ou les plus stylées. Elles dégagent même, comme la vie, un certain ennui. Leurs hésitations, non-dits, redites, ont le naturel de la nécessité. Leur objet n'est pas de sculpter une postérité, mais de tromper une absence. Celle des soeurs Kagan, que publie Gallimard, est un pavé dans les reflets duquel se lit, au travers de leurs vies quotidiennes, affectives, intellectuelles, en France et en Union soviétique, la violence d'un demi-siècle: de 1921 à 1970. Les soeurs Kagan sont connues sous deux autres noms: Lili Brik, née en 1891, grand amour du poète Vladimir Maïakosvski (qui se suicida en 1930) et symbole féminin de l'avant-garde russe des futuristes; l'écrivain Elsa Triolet, née en 1896, qui fut aussi, avant sa soeur, amoureuse de Maïakovski. Elsa épouse le militaire français André Triolet, arrive en France en 1920, et, huit ans plus tard, rencontre l'écrivain Louis Aragon; elle en devient la femme, le criquet rouge, la sentinelle. La correspondance de ces femmes d'exception pourrait être sur-titrée: Les deux soeurs. Leur monde est une nouvelle de Tchekhov (très présent dans leurs univers mental) prise dans les rouleaux furieux d'un roman de Dostoïevksi. Les soeurs Kagan ne se verront qu'à l'occasion des voyages du couple Elsaragon au pays des soviets. Le reste du temps, elles s'écrivent en russe. Leur lien se maintient sur un fond de guerre permanent: