Une même question semble hanter les écrivains contemporains: à quoi servent les livres? Comme David Grossman dans Tu seras mon couteau, comme Murakami Ryû dans Lignes, Robert Menasse se la pose dans la Pitoyable Histoire de Leo Singer. Comme l'Israélien et le Japonais, l'Autrichien, né en 1954, ne se le demande pas sur un ton agressif, comme s'il était convaincu d'avance que la littérature ne sert à rien. Au contraire, Robert Menasse semble assez rieur. Peut-être est-il juste à l'affût de précision.
Aucun texte ne peut prétendre à plus d'utilité que la Phénoménologie de Hegel à l'intérieur de cette Pitoyable Histoire qui se déroule dans les années 60. C'est au philosophe et à son livre-culte que Leo Singer veut consacrer sa propre oeuvre du début à la fin du roman, en vérité une «continuation», la Phénoménologie de l'obnubilation de l'esprit: une histoire de la fin de l'esprit. Mais que Hegel puisse être utile aux philosophes, il n'y a rien là de si ironique, un ton satirique étant pourtant une caractéristique du style ample de Robert Menasse. Ce qui était moins prévisible, c'est que son héros et le grand public brésilien découvrent, alors que Leo Singer le Viennois est installé à São Paulo, à quel point la phénoménologie recèle de capacités magiques, puisqu'elle aurait permis de prévoir un derby pauliste de football remporté grâce à un but «impedido» (hors-jeu), de savoir bien à l'avance que le Brésil remporterait la Coupe du monde 1970, de sauver un homme sur qui on a tiré