Lorsqu'elle commence à écrire Susanna, à la fin de 1939, Gertrud Kolmar vit à Berlin, dans un appartement collectif pour juifs où l'ont parquée les nazis. Toute sa famille, dont son cousin Walter Benjamin, a fui l'Allemagne, mais pas elle qui n'a pas voulu abandonner son père. Pour trouver le calme, dans le logement bondé et bruyant, Kolmar écrit la nuit, qui est l'heure préférée des contes. «Rentrons à la maison. Je veux aller dormir et attendre le roi de la mer. Il ne vient que la nuit», dit Susanna, très belle jeune femme à l'esprit dérangée. Susanna ne croit pas que le réel est ce qu'il est, mais autre chose, bien plus merveilleux et poétique. Entre tout, elle préfère les imaginations marines puisque la mer est sans limite, sans frontière, un endroit où flotter. Et sa langue s'emporte alors dans des descriptions fabuleuses. «Ça a une longue tête pointue de poisson, et c'est recouvert de poils épais, sans couleur, comme du varech blanchâtre; mais ce n'est pas du varech et ce ne sont pas des poils, ce sont des poils tactiles.»
Face à Susanna se tient la gouvernante sans nom. C'est elle la narratrice et sa première phrase («Je ne suis pas poète, non») suffit assez à dire qu'elle est d'accord pour incarner le principe de réalité. A Susanna qui est mouvement perpétuel, désir de promenade et de fuite, elle s'oppose comme un corps immobile. «Et moi, où vais-je aller? Je suis toujours là, assise depuis des semaines dans cette chambre de location (...), et dans le coin, sous la pa