Bienvenue à Kent Haruf, 57 ans, enseignant dans l'Illinois, tous les métiers derrière lui (bâtiment, élevage, armée, alphabétisation en Turquie), arrivé chez les éditeurs à 40 ans, ce qui est considéré comme tard, auteur de nouvelles et de trois romans dont le Chant des plaines, le premier traduit en français. Comme souvent chez les Américains, les personnages parlent peu, compensant leur mutisme par ces échanges de regards que la langue anglaise affectionne, grâce à un seul verbe et à la panoplie des prépositions qui lui sont accolées.
Victoria Roubideaux est dans la salle de bains, malade. Survient sa mère. «Ne me mens pas. Tu as bu, pas vrai? Non. Ne me mens pas. Je ne mens pas. Qu'est-ce qu'il y a, alors?» Kent Haruf va à la ligne chaque fois, sans jamais mettre de guillemets, les rares dialogues pris dans le mouvement des descriptions. Victoria Roubideaux se relève, fait face à l'odieuse colère de sa mère, qui se met à fumer, ce qui refait vomir l'adolescente. La femme surveille, sans un geste de compassion. La fille se passe maintenant un gant sur la figure, regarde sa mère dans la glace. «Espèce de petite traînée idiote.» La mère de Victoria Roubideaux ne veut pas de ça chez elle, sa fille enceinte d'on ne sait pas qui. Quand Victoria Roubideaux part le ventre vide, si on peut dire, dans le petit matin froid, c'est déjà crève-coeur. Quand elle revient le soir, après avoir fait la plonge dans un restaurant, comme chaque jour après le collège, et que sa mère la chasse à