Lorsqu'il fut enfin reconnu, Nicolas Bouvier aimait bien dire, pour que les journalistes le répètent, qu'à 8 ans déjà il traçait avec l'ongle de son pouce le cours du Yukon dans le beurre de sa tartine, avant, entre 10 et 13 ans, de s'abîmer à plat ventre sur un tapis genevois dans la contemplation des atlas. Plus tard, après qu'il n'eut jamais vraiment cessé de voyager, juste avant que ses jambes ne le portassent plus vers son orient extrême, juste avant qu'il ne meure à l'automne 1998, il usait d'une expression qu'il avait peut-être inventée, qui était à la fois la mesure de sa modestie et de sa curiosité, il parlait «des blancs» sur sa carte du monde, pour dire les terres inconnues où il n'avait jamais laissé glisser son ombre légère et attentive.
Puis, après un premier périple en Finlande, il leva le camp pour de bon au printemps 1953, il avait 24 ans et partait de Genève pour le grand Est, sans autre but que Ceylan, où Thierry Vernet, son compagnon de voyage avait rendez-vous dix-huit mois plus tard pour se marier. Ils embarquèrent à bord d'une Fiat Topolino dont Bouvier apprit à démonter et remonter les six mille pièces, on ne sait jamais. Bouvier mit dix ans à écrire l'Usage du monde, le récit de ce voyage. L'usage du monde n'est pas un livre sacré, mais un sacré livre qui a ses adeptes, ses fidèles, il ne fonde certes pas la littérature de voyage comme une religion nouvelle mais relie, réconcilie l'intimité de la curiosité et celle de la langue, la générosité de celui