Au commencement, sorte de scène primitive appelée à revenir à chaque étape du raisonnement, on trouve les célèbres et cinglantes philippiques de Socrate-Platon contre les sophistes. Non seulement ces derniers colportaient une marchandise intellectuelle douteuse que Socrate excellait à mettre en pièces, mais, comble de forfaiture, ils se faisaient payer (parfois très cher) pour cela. Au contraire, avec des philosophes dignes de ce nom, la sagesse acquise sur le chemin de la vérité ne saurait être que gratuite, pur rayonnement du bien à travers le maître jusqu'au disciple. Or, de nos jours, il n'est aucun penseur, aussi critico-critique qu'il se veuille, et même expert en platonisme, qui refuse d'encaisser son salaire à la fin du mois.
Pour expliquer le passage de l'une à l'autre attitude, Marcel Hénaff remonte bien au-delà de l'Antiquité grecque, jusqu'aux sapiens chasseurs-cueilleurs des temps anténéolithiques. De là, il parcourt l'histoire de l'humanité en quelques grandes scansions phénoménologiques, en s'appuyant à chaque étape sur le même tremplin: la structure très générale de l'échange entre les hommes, au sein de la société, et sa projection dans l'invisible (les ancêtres, les dieux, le dieu, le savoir moderne). L'auteur, appuyé sur le parallélisme entre les faits sociaux et les schémas symboliques, qui à la fois les suscitent et leur donnent sens aux yeux des membres des groupes concernés, tente une sorte d'histoire totale au sens où on parle de «fait social total».