Vous opposez les natures mortes de Chardin aux natures mortes hollandaises et vous qualifiez ces dernières de morales. Comment qualifieriez-vous celles de Chardin ?
On a comparé ces natures mortes à cause de leur modestie qui était de même allure. Mais la façon qu'a Chardin de peindre les natures mortes est particulière et ne ressemble pas, non plus, aux tableaux de chasse, aux massacres, à la peinture d'Oudry (1), etc. Et il y a une piété laïque chez les Hollandais qui ne se trouve pas chez Chardin, de même qu'une mise en scène de corps géométriques propre à l'invention de la lumière hollandaise avec des oppositions de formes, de substances, de mats et de brillants, tout ceci absent chez Chardin. Je n'ai pas osé écrire la chose, mais je n'ai pu m'empêcher de penser au vers de Paul Valéry : «Chaque minute de silence est la chance d'un fruit mûr.» J'ai le sentiment que Chardin a fait à peu près le même tableau toute sa vie (pas de grande invention dans le sujet) de façon à effacer les contrastes forts, à gommer la mise en scène géométrique et à laisser pourrir le sujet. Ce pourrissement contamine fortement les fonds et demande une diminution de lumière, au point que ce sont les corps eux-mêmes qui respirent et qui ont bu leurs ombres. Quand on regarde les dernières natures mortes qui sont vraiment belles, musicales, profondes, dures...
Vous parlez de celles qui sont postérieures à 1750 ?
Oui. On voit que du temps a passé et que les premières étaient en général ratées. Les débuts