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Libération
Critique

Blaise Cendrars, l'invention du monde

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On croit tout ce qu'il dit, surtout quand il ment. Poursuite de la parution des oeuvres complètes du bourlingueur métaphysique.
publié le 19 décembre 2002 à 2h12

On est si sérieux quand on a dix-sept ans : on croit tout ce qu'on lit. Par exemple, on croit que Blaise Cendrars a pris le transsibérien à 16 ans, en 1904, puis vécu des aventures en Chine ou chassé l'éléphant en Afrique. On ignore encore que le jeune Frédéric Sauser, né en Suisse, n'a été envoyé qu'à 17 ans par son père chez un joaillier de Saint-Pétersbourg parce qu'il avait de mauvais résultats scolaires et qu'il ne traversa jamais la Russie. Le reste, c'est de la poésie et ça n'appartient qu'à ceux qui en rêvent. On lit ce magnifique et dur poème, le Ventre de ma mère, qui finit par l'accouchement sur ces mots : «Merde, je ne veux pas vivre !» On y sent la violence, la tension, la faim. Mais on ne sait pas encore que la mère du poète était dépressive ; qu'il affirma garder un souvenir épouvantable de son séjour en elle ; qu'il s'entendait mal avec son père ; et qu'il ajouta sur le manuscrit, après ce dernier vers fameux qui semble le négatif de toute son oeuvre, cette phrase méconnue : «Hélas, ne parle pas qui veut.»

On croit tout ce que Cendrars invente ou transforme de lui-même parce qu'on croit en la vie et dans le monde. On arpente avec ce reptile manchot, migrateur, omnivore, populaire, cet ami des peintres si peu esthète et débordant d'une lumière féroce, la planète début de siècle qui accélère mais n'a pas encore rétréci. On sent qu'il fut ici, ailleurs, partout, le poète qu'il fallait au moment où il le fallait ; celui qui inventa, dirait-on aujourd'hui, une mond