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TRIBUNE

En guise d'adieu à Rainer

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Un hommage au philosophe Rainer Rochlitz, «intercesseur passionné entre deux modes de pensée propres à deux nations conscientes d'elles-mêmes».
par Jürgen HABERMAS, philosophe
publié le 25 décembre 2002 à 2h15

Lorsqu'un ami disparaît, ce sont les souvenirs que nous avons de la personne qui remontent et refoulent toute donnée objective. Ce que cet ami a converti en esprit objectif ­ et dont l'oeuvre porte la trace ­ est recouvert par le narcissisme de nos propres souvenirs. A fortiori quand la contingence d'une mort, qu'on ne pouvait même pas envisager, la transforme jusqu'à l'absurde en un événement absolument insensé. Je connais Rainer Rochlitz (1) depuis près de vingt ans ­ mais puis-je dire que je le connaissais ?

En 1984, dans le séminaire de Heinz Wismann, un jeune intellectuel qui avait encore presque l'âge d'un étudiant m'opposa avec autant de véhémence que de pénétration une série d'objections très élaborées. Moi qui n'ai jamais pu faire mieux que lire le français, et encore avec peine, pour une fois je comprenais sans qu'on me la traduise, comme si un voile avait été levé, la critique que ce jeune collègue faisait de ma conférence. Etait-ce la grammaire allemande de ses idées ? Le fait est que, plus que le contenu précis, ce qui me reste en mémoire c'est le style de sa longue intervention, très impressionnante non seulement dans son acuité et sa matière, mais aussi dans sa manière d'associer le savoir de l'expert avec une pointe d'agressivité. Ses objections étaient le plaidoyer de quelqu'un qui défendait une cause ­ il s'élevait contre la trahison que j'étais censé commettre à l'égard de certaines idées fondamentales avancées par Adorno et l'ancienne théorie critique.

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