Il y a (au moins) deux sortes d'écrivains. Ceux chez qui l'on sent le poids des grandes plumes mortes, et la dette que chaque phrase leur paie pour s'en libérer ; et ceux chez qui ces morts, et cette dette, se font discrets ou semblent absents. Juan Jose Saer appartient à la première catégorie. Autrement dit, c'est un écrivain argentin. En 1927, Borges disait que l'Argentine était le pays du futur ; elle est vite devenue, parallèlement, le pays du passé. Elle fut aussi le pays de l'épopée (sanglante) et, assez vite, conjointement, celui du désenchantement de cette épopée. Elle a enfin créé de formidables lecteurs universels, pour qui lire demeure un acte d'enfance et de magie sentimentale ; mais beaucoup de ces lecteurs enchantés sont également des lecteurs distanciés, méfiants, doués de soupçons et de mémoire. Derrière chaque phrase, situation, vision, ils cherchent les indices d'un crime ou d'une citation : tout ce qui, selon Borges, caractérise le lecteur de roman policier.
Juan Jose Saer creuse ses récits et ses romans dans ces contradictions vif-argentines : dans leur ambiguïté fertile. Il est né en Argentine en 1937. Il y a enseigné l'histoire du Cinéma. Il vit en France depuis 1968. On peut le lire comme un enfant, comme un universitaire. Sa phrase navigue au près : entre émerveillement et distanciation, ironie et condamnation, petites choses et grands événements. Sa langue est à la fois raffinée et trouée des réminiscences de la rue (ou de la campagne) de sa région na