C'est l'histoire d'un homme qui bat la femme qu'il aime ; ou plutôt, qui la battit. Depuis une vingtaine d'années, ils sont séparés. Une fois par mois, il la rencontre à Londres sur un banc. Il l'aime toujours, plus que tout, plus que lui en tout cas. Manfred parle, Emma l'écoute. Il n'a plus le droit de la regarder. Elle est là, des yeux sans visage, coeur et ventre muets. Elle le fixe depuis son chagrin, son absence. Comment le juge-t-elle ? On n'en sait rien. Mais le chagrin et l'absence de cette Antigone douce forgent une des plus fortes présences romanesques qui soient.
L'auteur de la Douleur de Manfred, l'Irlandais Robert McLiam Wilson, aurait connu la dèche errante en villes dans sa première jeunesse. Il a peut-être vu Emma un jour, à Londres, sur un banc, de préférence sous une pluie fine. Depuis, elle revient. Il le suggère à la fin, dans un post-scriptum : «Lorsque je suis en ville, je la vois là où je peux, quand je peux. A sa seule vue, mon coeur s'emplit d'une joie et d'une douleur qui ensuite me quittent lentement.»
De grands romans naissent ainsi : d'une chose vue. Peu à peu, des mots, des rêves, des obsessions, des enquêtes, des histoires se greffent autour. L'enfance tout entière semble alors travailler le texte. Elle lui communique sa sensibilité, lui présente tous ses fantômes. La chose vue navigue dans la conscience de l'écrivain. Sa coque se charge d'algues, d'impuretés. Finalement, elle devient une vision. Robert McLiam Wilson, né à Belfast il y a trente-