Les «grands tournants» de la vie tiennent, parfois, à des petits riens. S'il avait songé à passer son permis, Claude Lévi-Strauss n'eût peut-être pas mis sa cinq-chevaux Citroën dans le fossé, aurait continué à circuler autour de Mont-de-Marsan, mené jusqu'au bout sa campagne de candidat socialiste, et aurait gagné les élections cantonales. Par la suite, il aurait été député, ministre ou président de quelque chose. Il aurait écrit des discours et des projets de lois, au lieu de la Pensée sauvage. Et si, en ce dimanche de l'automne 1934, à 9 heures du matin, il était allé à la pêche, il n'aurait pas reçu le coup de fil de Célestin Bouglé, le poste de professeur de sociologie à São Paulo eût été proposé à quelqu'un d'autre, et il aurait, lui, enseigné quelques années encore la philosophie à Laon, puis aurait été nommé dans un grand lycée parisien, et, forcément, à la Sorbonne. On lui devrait des lectures d'Aristote ou de Kant, au lieu de l'Anthropologie structurale. Deviens ce que tu es... Cela n'a pas été facile dans le cas de Lévi-Strauss. Il «était fait» pour devenir peintre, ou musicien, brocanteur, spécialiste de meubles miniatures japonais, philosophe, géologue, psychanalyste, permanent SFIO, artisan, historien d'art : sa carrière s'est jouée, comme il l'a dit lui-même, «sur un coup de téléphone». La chance qui le fit ethnologue fut aussi la chance de l'ethnologie et de l'anthropologie.
Denis Bertholet, qui enseigne à l'Institut européen de l'université de Genève, et à qu