«Ego silebam et fletum frenabam... Moi, je me taisais et maîtrisais mes larmes.» Au chevet de sa mère mourante, tentant de mettre en paroles ce qui est à venir, Jacques Derrida (1) se tourne vers saint Augustin, confronté à la perte de sa propre mère, pour faire siens ses sanglots et ses silences. Dans chaque mort, il y a une fin du monde, chaque mort est première, unique, et chaque mort unique d'un être aimé, d'un ami, quand bien même elle précède ou suit une autre mort, d'autres morts, demeure toujours première. Mais Derrida, conjoignant son deuil à celui d'Augustin, ajoute : «Je pleure comme mes propres enfants au bord de ma tombe.» Itérations des deuils, qui délient et lient, enchaînement des malheurs et chaîne de solidarité. Existe-t-il, de même qu'une politique de l'amitié, une politique du deuil, qui tiendrait ensemble singularité et pluralité, unicité et partage ?
Il faut des jours et nuits avant d'oser, dans la commotion ou la pudeur, entrer dans le dernier livre de Jacques Derrida : Chaque fois unique, la fin du monde. Ce que, matériellement, il rassemble, se dit d'un mot : l'ensemble des textes, hommages, oraisons funèbres, que le philosophe a publiés depuis 1981 (souvent dans Libération) pour dire adieu à ses amis, entre autres Roland Barthes, Michel Foucault, Louis Althusser, Edmond Jabès, Louis Marin, Sarah Kofman, Gilles Deleuze, Max Loreau, Gérard Granel, Jean-François Lyotard, Emmanuel Lévinas ou Maurice Blanchot... D'un tel recueil Derrida lui-même n'aurait