La veille de l'indépendance : tout est à faire, à rêver. Pour l'heure, le Zimbabwe est encore la Rhodésie du Sud, le régime de Ian Smith pratique la ségrégation. A Bulawayo, deuxième ville du pays après Salisbury, au Sud-Ouest, dans le Matabéléland, même les rues portent le nom de poètes anglais. Le grand hôtel est interdit aux Noirs, comme les autres immeubles. Ne reste que l'extérieur, le coin de la rue, ekoneni. «L'angle d'un bâtiment se tâte avec les doigts : du ciment grossier, ébréché. Vous vous approchez du coin, vous le contournez. Ce mouvement définit le corps, l'informe d'une façon brusque et miraculeuse. Il pourrait y avoir n'importe quoi après le coin. Un tournant, et une lumière nouvelle vous éclaire, rien n'est obscurci. Vous êtes aussi grand que ces immeubles qui jaillissent du sol. Vous êtes aussi présent que le temps, compact et entier. Le coeur qui bat est le vôtre, le souffle qui tiédit vos lèvres est aussi vivant que cet instant, aussi vrai et paisible. Ekoneni. Une perspective, et Selborne Avenue s'étire depuis votre front jusqu'aux étoiles. Votre peur remonte à la surface de la peau, comme le toucher.»
En établissant une topographie des lieux, Yvonne Vera trace la carte des coeurs, elle décrit les objets pour mieux capter le regard qui les enveloppe. La romancière zimbabwéenne, née en 1964 (on se souvient de Papillon brûle, Fayard, 2002), part du sensible, tactile, pour atteindre cet autre sensible, impalpable sensibilité discrète qui aime mieux s'expr