En 1984, un jeune Néerlandais fait des études d'ingénieur hydraulicien. Apporter l'eau où elle manque, la contenir où elle déborde, n'est-ce pas l'un des métiers les plus utiles du monde ? Primo Levi a écrit un livre superbe autour d'un homme construisant des barrages : la Clé à molette. Mais un professeur trouble Frank Westerman. Il lui affirme que, dans l'Histoire, la tyrannie et les grands travaux hydrauliques entretiennent des rapports intimes. Karl Marx l'a écrit ; un livre de Karl Wittfogel, le Despotisme oriental, le précise : «Plus sont colossaux les projets hydrauliques entrepris par un pouvoir d'Etat, plus sont despotiques ses gouvernants.» Tamerlan et Staline en sont deux bons exemples.
Seize ans plus tard, Westerman est devenu ingénieur, écrivain et journaliste. Il vit à Moscou. Le despotisme hydraulique stalinien le travaille, mais aussi la place que des écrivains y ont tenue. Une strophe populaire de 1933 résume le problème : «Les fleuves soviétiques couleront/ Là où les bolcheviks le rêveront.» Quelle fut la part de la violence ? Quelle fut celle du rêve ? Comment les écrivains soumis au «réalisme socialiste» s'en accommodèrent-ils ? Westerman mène une enquête, dans le passé et le présent, sur quelques grands projets hydrauliques des années trente. Il étudie leur construction, leur devenir, les auteurs qui les ont célébrés. Il se rend sur les lieux pour en visiter les vestiges, parler avec les derniers témoins. A la manière de Bruce Chatwin, il écrit un récit d