Au début du livre, une petite fille de quatre ans sait lire. Son père est sa fierté, elle ne le dit pas, on le sent, il est debout devant le tableau noir, il est l'instituteur du village. Elle est la fierté de son grand-père, elle le dit, elle lit le journal à haute voix. A la fin, dix chapitres plus tard, la petite fille devenue adulte ne peut plus ni lire ni écrire. Elle est analphabète, ainsi appelle-t-on les gens qui s'expriment oralement mais sont humiliés par l'écrit, bêtes devant les signes. Elle doit retourner à l'école, au moment où c'est le tour de sa propre enfant d'y entrer. Bien sûr, elle apprend vite. On ne voit pas pourquoi le destin transformerait en buses les gosses géniaux dont l'Histoire a déjà massacré la vie. Il suffit de deux années : «Je sais lire, je sais de nouveau lire. Je peux lire Victor Hugo, Rousseau, Voltaire, Sartre, Camus, Michaux, Francis Ponge, Sade, tout ce que je veux lire en français, et aussi les auteurs non français, mais traduits, Faulkner, Steinbeck, Hemingway.»
L'Analphabète, récit autobiographique d'Agota Kristof, le seul qu'elle ait écrit à ce jour, raconte comment une Hongroise née en 1935, exilée en 1956, devient en Suisse un écrivain français. Elle ne cache pas qu'elle continue d'avoir besoin des dictionnaires, qu'elle fait des fautes, que cela reste «un défi» plutôt que le seul asile possible : «Je sais que je n'écrirai jamais le français comme l'écrivent les écrivains français de naissance, mais je l'écrirai comme je le peux,