Derrida n'aura guère eu d'égal que Foucault pour forger l'esprit de toute une génération, et cette génération il l'aura tenue en haleine jusqu'à aujourd'hui. Mais à la différence de Foucault, et bien qu'il ait été également un penseur politique, l'apport de Derrida à ceux qui l'ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d'un exercice, qui n'implique pas d'abord un contenu doctrinal, ni même la création d'un vocabulaire producteur d'un nouveau regard sur le monde. Certes, il y a tout cela aussi, mais l'exercice proposé par Derrida est d'abord une fin pour lui-même : s'immerger dans la lecture micrologique des textes et y mettre à jour les traces qui ont résisté au temps. Comme la dialectique négative d'Adorno, la déconstruction de Derrida est aussi et avant tout une pratique.
Nombreux étaient ceux qui avaient connaissance de cette maladie contre laquelle Jacques Derrida mena un combat souverain. La mort n'est donc pas venue tout à fait par surprise. Elle nous touche cependant comme un événement soudain, précipité, qui nous tire brutalement de ce que la banalité usuelle du quotidien a de rassurant. Certes, le penseur survivra dans ses textes, lui qui a dépensé toute son énergie intellectuelle dans la lecture incessante des grands textes et qui a célébré le primat de l'écrit transmissible sur la présence de la parole. Mais nous savons désormais que ce qui nous manquera, c'est la voix de Derrida, la présence de Derrida.
Le lecteur de Jacques Derrid