Il n'a rien vu à Moscou, rien, suivant en cela les préceptes de la modernité, qui veulent qu'on observe mieux le monde derrière des volets clos et qu'on l'annule pour mieux l'enluminer : «J'ignore pourquoi, mais dans mon esprit, le marché Khitrov s'est toujours apparenté à Londres que je n'ai, pourtant, jamais vue.» Donc, en arrivant par une neigeuse nuit de 1873 dans la grande ville, Guiliarovski ne voit rien, sinon du manque à chaque mot : «Notre train à moitié vide s'arrête en gare de Iaroslavl et nous descendons sur le quai plongé dans l'obscurité, contournant les porteurs braillards qui prennent d'assaut les passagers aisés, sans daigner nous prêter la moindre attention. Nous avançons gaillardement, dérapant et trébuchant sur les irrégularités dissimulées par la neige, sans rien distinguer ni sous nos pieds ni devant nos yeux.»
Après, ça va un peu mieux, les halos des réverbères dévoilent certains recoins du dédale fuligineux que constitue le Moscou des années 1880, avant que le régime soviétique n'y taille des clairières fonctionnelles. C'est ce passage urbanistique, cette nostalgie truculente des endroits disparus que dépeint Vladimir Guiliarovski (1853-1935). Tchekhov le surnommait le «roi des reporters» et le régime communiste l'adouba, en donnant en 1966 son nom à une rue de la capitale. Dans sa préface, Julie Bouvard précise qu'il est un des rares chroniqueurs de son temps à s'être aventuré dans les «endroits interdits de Moscou où non seulement le bourgeois, mais