Quand on dit se mettre à l'écoute des philosophes, ce n'est jamais pour de vrai. On tente de les comprendre, de suivre leurs pensées, pas de les écouter comme on écoute le chant d'un oiseau, un discours, ou une sonate pour violon et violoncelle. L'esprit y est, pas l'oreille. Et, de ne point avoir d'enregistrement de la voix de Spinoza ou de Kierkegaard, la pensée se fait une raison même si elle se demande ce qu'elle eût entendu d'autre si elle avait pu écouter Nietzsche déclamer le Zarathoustra. De l'oreille si absente, Nietzsche, justement, dit qu'elle est «l'organe de la peur». Il faut, en effet, supposer quelque terreur ancestrale pour expliquer le développement de l'ouïe, qui n'a pu atteindre son acuité, écrit Claude Jaeglé, «qu'en raison des craintes nocturnes effrayantes vécues par les hommes des âges anciens, percevant avec une intensité vitale le bruit de ce qui approche, griffe, mord et dévore, dans l'obscurité des bois et des cavernes». On conçoit, dès lors, que ce qui apparaît inouï, une découverte, une idée neuve, oblige à tendre l'oreille, surtout lorsque le «concept inconnu manifeste son approche d'une voix mauvaise et rugissante». Ces considérations ouvrent l'essai de Claude Jaeglé, dont le titre, à lui seul, indique l'étrangeté (Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes) et qui est sans doute le plus original de tous ceux (1) qu'occasionne l'anniversaire de la mort du philosophe.
Gilles Deleuze s'est suicidé le 4 novembre 1995. Dix ans. Il faut cr