Le dernier livre et unique roman de Baltasar Gracián, le Criticón, commence par un naufrage. Au moment où il croit mourir, Critilo, qui incarne la raison, se plaint de ce que la nature maltraite l'homme : «Toute la connaissance qu'elle lui refuse à la naissance, elle la lui restitue au moment de mourir !» La vie est toujours derrière soi. Mais Critilo ne meurt pas et le roman qui suit est l'itinéraire picaresque du dépucelage social et intellectuel de ce survivant dans l'Espagne du XVIIe siècle. Critilo voyage en compagnie d'Andrenio, qui représente la passion. Le Criticón est celui qui critique tout, exagérément et sans cesse : l'auteur profite de son roman allégorique pour régler ses comptes avec le monde, son pays, les hommes. La vie est ici un travail obstiné de désenchantement. On naît dans l'illusion pour finir, pelant l'artichaut avec une amertume pleine de délices, au coeur de la désillusion : premier principe du monde baroque espagnol dont le père Gracián, jésuite orgueilleux et volontiers acerbe, est l'un des derniers massifs.
La littérature élève l'Espagne au moment où sa grandeur centralisée, culminant sous Philippe II, se pétrifie avant décomposition. Le soleil ne se couche jamais sur l'Empire hispanique, mais l'ombre gagne. La prose baroque déploie ses fastes dans cette sensation d'infini crépuscule. La première génération compte Gongora et Lope de Vega, nés en 1561 et 1562 ; la deuxième, Quevedo, né en 1580. Gracián appartient à la troisième, comme le dramaturg