Il n'est pas facile de vivre enfermé dans une pièce avec Raymond Aron. Comment aborder un homme dont la fonction semble d'être toujours plus intelligent que vous ? Comment aimer un intellectuel qui mure, une à une, les fenêtres ouvertes par vos rêves, vos passions, vos manques ou vos intuitions ? Comment apprécier un logicien féroce qui vous reproche sans cesse la paresse d'une pensée ou les conséquences, possibles ou probables, d'un raisonnement ? Bref, comment supporter un professeur de déception qui a toujours tellement raison, étroitement raison, que vous finissez, malgré vous et malgré lui, par désirer presque naturellement qu'il ait tort ? Un siècle après sa naissance, vingt-deux ans après sa mort, la réédition en «Quarto» Gallimard de certaines de ses oeuvres les plus fameuses (1), de circonstances ou de Sorbonne, pose d'abord ces humaines, trop humaines questions. Pierre Bourdieu, qu'il aima et soutint avant de rompre avec lui en 1968, expliquait que le sociologue doit «se situer constamment entre deux rôles : d'une part, celui de rabat-joie et, d'autre part, celui de complice de l'utopie». Raymond Aron tint le premier rôle comme personne ; le second lui répugnait par nature, sans doute ; par culture, certainement ; et par expérience, finalement.
Sa position et son ton, on les entend partout aujourd'hui ; c'est le discours du réalisme cartésien et libéral. Il a gagné au moment même où, l'idéologie communiste étant morte, la rationalité du monde qui lui survit est un