Parfois, les morts meurent tôt et les vivants leur appartiennent. L'histoire de Juan Rulfo est celle d'un homme que des morts ont mangé : de l'intérieur, avec une brutalité lente, comme une caresse et un chagrin d'enfance. Le premier est son père, assassiné en 1923 ; le deuxième est sa mère, éteinte de tristesse quatre ans plus tard ; d'autres encore sont un oncle noyé au large de San Francisco, une tante rescapée du naufrage et si défigurée que les siens ne la reconnurent pas.
D'autres enfin sont les fantômes paysans de son Etat natal, un lieu violent et dénudé du Mexique, le Jalisco, à l'époque de la Révolution (1910-1923) et, plus encore, de la terrible révolte des cristeros (1926-29). Les paysans catholiques se lèvent contre un Etat qui veut réduire la présence religieuse. La répression est dure. Réfugié chez sa grand-mère, l'enfant lit la bibliothèque d'un prêtre qu'elle protège : il y trouve, entre autres, les livres d'Alexandre Dumas. Dehors, on tue beaucoup. Par la fenêtre, il voit se dessécher les cadavres des pendus. En 1927, on le met avec son frère à l'orphelinat de Guadalajara. Il y passe cinq ans, dans la tristesse et la solitude. Il y apprend la mort de sa mère. Pour le calmer, on lui donne des médicaments. Il a dix ans. De plus en plus, il lit et rêve des morts.
Les récits, les souvenirs et les images d'enfance alimentent son festin muet. Plus tard, ils vont donner deux livres couverts d'ombres autobiographiques. En quelques années, ces livres font d'un timide