«Vous n'avez pas le sens de l'ennemi», lui dit Malraux au moment de la guerre d'Espagne. C'est qu'il est trop civilisé pour ça : né en 1892 dans une famille d'industriels et d'universitaires juifs, mort en 1976 auprès de sa femme, la chanteuse Mireille, Emmanuel Berl a vécu sur le fil du temps perdu, le retrouvant sans cesse, léger car profond, profond car léger, ne renonçant jamais ni à lui-même ni aux temps nouveaux. Le meilleur de son milieu familial et de sa mémoire décante les passions des époques successives, les portraits d'auteurs et d'amis célèbres. En lui, comme une bulle de champagne remontant vers la surface, l'intelligence rejoint l'innocence, pour éclater. En général, c'est bref. La vulgarité est aux abonnés absents.
Il fit la première guerre mondiale et connut ce que Zweig appelait «le monde d'hier». Proust voulut en faire une sorte de disciple en souffrance amoureuse transcendée par l'oeuvre. Il lui jeta une pantoufle à la tête lorsque Berl lui annonça qu'il allait rejoindre une femme aimée : qu'il croyait donc plus en l'amour qu'en la solitude. Ce jet de pantoufle est un acte de vérité en chambre (mais y en a t-il d'autres ?). Jamais ils ne se revirent. Berl parle de Proust comme personne et ses grands petits livres, Sylvia, Présence des morts, Rachel et autres grâces, doivent à l'auteur de la Recherche leur vibration intime, l'obsession toujours discrète qu'il a de s'analyser ou de dépeindre ceux qu'il aime pour appr