Les bourreaux ne parlent guère, et surtout ils n'ont rien à dire. «Ils sont juste capables de se percevoir comme les victimes d'une tâche que semblent leur dicter les circonstances historiques», note Harald Welzer, directeur du Centre de la recherche pour la mémoire historique d'Essen, évoquant «l'effrayante normalité» des criminels de guerre nazis. C'était vrai au plus haut niveau comme parmi les exécutants. On le savait déjà. Les psychiatres qui étudièrent les accusés de Nuremberg préférèrent souvent ne pas rendre publiques leurs conclusions. Personne à l'époque n'était prêt à entendre que ces hommes n'étaient pas des monstres, et par là même encore plus terrifiants au vu de l'ampleur de leurs crimes.
Dans les années 60, lors du procès d'Adolf Eichmann, qui fut le maître d'oeuvre de la solution finale, la philosophe Hannah Arendt avait évoqué, dans une formule depuis galvaudée, «la banalité du mal». L'accusé lui-même clamait : «Je ne suis pas le monstre qu'on a fait de moi, je suis victime d'une erreur de raisonnement.» C'est sur ce point fondamental et encore obscur malgré l'abondance des études consacrées au sujet que se concentre ce livre : par quels enchaînements sociaux et psychologiques des fonctionnaires sans histoire, des bureaucrates exemplaires ou des policiers braves pères de famille basculent dans le crime de masse ? Le criminel nazi n'a pas grand-chose à voir avec l'intellectuel raffiné et pervers nourri de Sade et de Georges Bataill