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Libération
Critique

La vie, un lieu commun

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Traversée. De l’immédiat après-guerre à nos jours, Annie Ernaux signe avec «les Années» une autobiographie de toutes les femmes scandée par les photos, les mots, la politique.
publié le 7 février 2008 à 2h14

Nous avons eu des vies, mais elles n’existent plus. Ou alors, d’autres les ont vécues. Il paraît que ces autres, c’étaient nous : ceux qu’on voit sur les vieilles photos, ceux qu’on lit dans des carnets intimes, ceux qui reviennent par éclairs ou en rêve. Mais c’est faux. Ceux que nous fûmes ont disparu, très vite. Cependant ils nous forment, ils demeurent. Comment les retrouver et les unir dans le flux qui nous fait ? Vieille question d’écrivain ; la seule, peut-être : lier le vivant et les morts qu’on est.

«Imparfait continu».Annie Ernaux regarde des photos d'elle à 5, 10, 20 ans, plus tard encore, quelques films privés aussi, en famille ou devant des lycéens. Que reste-t-il en elle de celles qui sont dans le cadre, décrites une par une en disant «Elle», puisque ce n'est plus «Moi» ? De quoi sont faites les mémoires successives d'une fille de pauvres née en 1940 à Lillebonne, Seine-Maritime ? Qui a grandi dans un café-épicerie normand, fait des études, est devenue professeure, a éprouvé la conscience de classe, a avorté à 23 ans, s'est mariée, a eu des enfants, a divorcé, a cru que la vie allait changer vers 68, a eu des amants, se sent vieillir dans une solitude sans solitude ? Et qui se tient droite, presque raide, dans le flux d'une conscience objectivée écrite «dans un imparfait continu», devenant tantôt «on», tantôt «nous» ? Comment peut-elle restituer «un temps dans lequel le présent et le passé se superposent sans se c