Si le foie est l'organe de la mélancolie, c'est parce qu'il est l'encrier d'un autre destin. L'expérience s'y dépose, l'écrivain fait sa joie : c'est le pays où les vies ont une seconde chance, celle de l'imagination. Un mois avant de mourir, à l'été 2003, l'écrivain chilien Roberto Bolaño nous disait en fumant qu'il était perdu dans le labyrinthe d'un «machin monstrueux» dont les cinq parties, à la fois autonomes et faisant écho l'une à l'autre, l'amenaient de l'Allemagne nazie vers la frontière mexicaine, où entre des usines d'esclaves de jeunes femmes sont tuées en série. Il déposa le manuscrit de 2 666, une date moderne et apocalyptique, chez son éditeur barcelonais, avant d'entrer à l'hôpital où l'attendait la greffe d'un foie qui ne vint pas. C'est ce texte qu'on peut lire aujourd'hui : une folie sécrétant ses métastases, récits et récits de récits, comme si, à la maladie de l'auteur, correspondait, sous forme d'épopée, la multiplication insolite de cellules narratives.
2 666 explore les rapports entre littérature et expérience, plusieurs manifestations de l'expérience : la solitude, l'amitié, l'amour, et, la plus étrange et la plus radicale de toutes, le mal. Il l'explore avec ironie, sans théorie ni résolution, par la grâce exclusive du récit. Bolaño semble avoir conté absolument tout ce que les phrases lui dictaient. Chaque récit est une aventure : une fresque infâme, délicate, grotesque, redondante, absurde, que découvrirait à la torche un enfan