Vingt ans déjà ? On ne les a pas vus passer. Durant tout ce temps, je n’ai pas bougé de mon village des Carpates, près de la frontière slovaque. Je regardais de loin les changements, toute cette révolution. Un peu comme si elle avait lieu dans un autre pays. Avec le recul de ces vingt années, je me rends compte que je ne m’y suis pas vraiment intéressé. Je n’y ai pas pris part. Il m’est difficile de définir un moment crucial, une césure. Cela avait dû commencer par le fait que les gardes frontière ont cessé de venir chez nous pour contrôler l’identité de nos invités, opération banale et routinière que les gars effectuaient avec une aimable indifférence, l’été à moto, l’hiver en scooter des neiges.
Les nouvelles nous arrivaient par des amis qui venaient de la ville. Nous n’avions pas de télé. Nous n’avions pas l’habitude d’acheter les journaux qui, au temps du communisme, ne contenaient rien qu’on ait pu prendre au sérieux. De sorte qu’il ne nous restait que les informations orales de nos relations et amis. Leurs récits étaient intéressants, mais un peu irréels. Ils venaient vraiment d’un autre pays. Ici, dans le coin, presque rien ne changeait. Les gens attendaient quelque chose, mais ils ne croyaient pas que ça arriverait. Et que même si ça arrivait, ça pouvait bien repartir. Eternel fatalisme et prudence du bon peuple d’Europe centrale, caractéristiques que j’avais faites miennes, à tout hasard. Et donc, nos amis venaient nous voir dans des voitures de plus en plus belles,