Paris, bords de Seine, 1954. Vilma s'apprête à offrir à sa fille un exemplaire des Faux-Monnayeurs qu'elle vient d'acheter chez un bouquiniste et dont la tranche est «suturée au papier scotch». Elle avait le même, autrefois, elle en connaît des pages par cœur. Mais «on ne rachète pas un souvenir», alors, si sa fille ne l'a pas lu, elle le lui donne afin qu'elle s'en souvienne à son tour. Elle s'entend répondre qu'«on ne prévoit pas non plus un souvenir». Sa fille a raison, elle-même se souvient d'une discussion, avec son propre père, sur un pont, à Arad, en Transylvanie. Savaient-ils qu'ils s'en souviendraient ?
Carpe et abricot. Un des charmes puissants de la littérature romanesque est d'inventer une épaisseur de souvenirs à des personnages qui n'existent pas, ou qui n'existent que pour nourrir la mémoire des lecteurs. Plus Buddenbrook que Recherche (la référence à Thomas Mann est explicite), le premier roman de Bruno Nassim Aboudrar déploie des trésors d'images, de musique et de saveurs de manière à les faire circuler à travers le temps. Elles aboutiront à l'enfant qui s'annonce pour la fin de l'année 1955, à la dernière page d'Ici-bas. Elles partent de la frontière hongroise, en 1923. Elles partent aussi du Maroc, la même année, mais le côté hongrois a davantage de profondeur de champ, tandis que le côté marocain voit son ascendance rabotée, son cimetière profané. L'auteur prête vie à la généra