Le lecteur est modeste, mais il échappe au temps. Entrer dans un univers romanesque d’exception vingt-deux ans après la publication du livre qui le fonda lui donne un plaisir nettement supérieur au sentiment grégaire d’avoir raté quoi que ce soit - le plaisir solitaire d’une bombe à retardement.
David Foster Wallace avait 24 ans lorsqu'il publia en 1986 son premier roman, la Fonction du balai. Il y est moins question de balai que de monter dessus pour suivre le sorcier panoramique qui l'enchante. Car l'écrivain balaie tout : les pieds poilus aux ongles peints d'une jolie fille. Le vaniteux «au second degré» qui «s'attache en plus à faire croire qu'il est totalement dépourvu de vanité» et finit par y perdre une peau grise et sa vie. L'inquiétude amoureuse des couples où l'un cause et l'autre pas. Un éditeur qui reçoit de formidables récits, qu'il nous raconte mais qu'il n'édite pas, sous prétexte qu'ils viennent d'adolescents désemparés et tordus (comme l'auteur).
Et, pour emballer le tout, parmi les meilleurs dialogues qu'on ait lus depuis longtemps, les plus maladivement drôles, ces phrases descriptives longues comme des tuyaux d'arrosage circulant dans un gazon filmé par David Lynch - celui où l'on trouve une oreille. Ces phrases fabriquées par une dentellière baroque aux doigts ultrasensibles et qui grossissent un monde livré aussi intensément aux illusions qu'à la trivialité : «Sur l'herbe drue du mois de mars, baignée par la lumière d'une