La vie d’un penseur ne commence pas par la fin, lorsque tout est clair, mais par l’expérience initiale d’un échec dont il lui faut imposer la valeur.
On a beaucoup dit que Lévi-Strauss n'avait pas été un véritable ethnographe, que ses expéditions chez les Indiens du Brésil, dans les années 30, avaient été brèves, furtives, inappliquées ; que Tristes Tropiques, le récit autobiographique où il affecte de mépriser les voyages, relate avec une majestueuse amertume le naufrage de ce qu'on appelle un travail de terrain, naufrage élégamment caché par l'éclat de la pensée.
Les Anglo-Saxons, qui se flattent de ne connaître que les faits, le rangent dans la catégorie des «anthropologues de fauteuil», à côté de ceux qui, à la fin du XIXe siècle, écrivaient des ouvrages fondés sur des enquêtes par correspondance ou de sages lectures. Lévi-Strauss aurait tendu ses filets trop haut. Son tour d'esprit philosophique l'aurait empêché de voir une chose simplement comme elle était.
Comme beaucoup de ses jeunes lecteurs, c'est la hauteur de vue de Lévi-Strauss qui m'a d'abord ébloui. Je crois maintenant que son génie réside dans ce prétendu échec ethnographique, qui est seulement le fruit de l'art, l'art de regarder deux choses à la fois et de ne jamais se satisfaire d'une seule. On peut lire dans Tristes Tropiques quelques pages décisives contenant l'œuvre à venir. Lévi-Strauss y décrit les peintures corporelles des femmes caduveo du Mato Grosso. Il y trouve une duali