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Libération
Critique

George Steiner, l’anti-Cioran

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Sélection de textes parus dans le «New Yorker» entre 1967 et 1997
par Roland Jaccard
publié le 25 mars 2010 à 0h00

Je me souviens de ce déjeuner au Montalembert avec George Steiner. J'avais glissé dans la conversation les noms de deux amis, Jerzy Kosinski et Cioran. Il avait aussitôt répliqué qu'ils représentaient tout ce qu'il exécrait. J'avais été consterné. Il ne cachait pas, en revanche, son admiration pour Lucien Rebatet et son roman les Deux Etendards qu'il tenait pour un des chefs-d'œuvre cachés de notre temps. D'ailleurs, ajoutait-il après avoir observé ma moue réprobatrice, je préfère un SS cultivé à un Beach Boy. Il se doutait bien que ce n'était pas mon cas. Petite cerise sur le gâteau, il était très fier qu'à l'Université de Genève où il enseignait, un colonel de l'armée suisse suive assidûment ses cours. Cet homme, m'étais-je dit, a un sens aigu de la provocation, ce qui m'avait déjà frappé lors de ma lecture de son roman : le Transport de A.H, sans doute le plaidoyer le plus intelligent jamais écrit sur Adolf Hitler.

Pulpe. Par ailleurs, le déjeuner s'était déroulé fort agréablement puisque nous partagions une passion commune pour la Vienne de Freud, Mahler, Karl Kraus. Vienne, cette capitale de l'angoisse, ce foyer du génie juif où le jeune Hitler concocta son venin inspiré. Wien, Wien, nur du allein, dit la valse. Nous débattîmes également du rôle joué par l'homosexualité dans la culture occidentale depuis la fin du XIXe siècle. Sur ce point au moins nous étions d'accord : tout ce qui fait la pulpe de la modernité urba