C’est un plaisir âpre que de ramer à contre-courant. Grognon national, misanthrope médiatique, farouche ermite retiré dans les studios de télévision, Régis Debray s’y adonne livre après livre avec un talent constant. C’est un amoureux des vieilles lunes - la République, la religion, la nation - dont il utilise la lumière pour dissiper les mirages contemporains. Cette fois, c’est l’illusion d’un monde unifié qui lui tombe sous la plume, pour le conduire à ce paradoxe dérangeant : l’éloge des frontières.
Il commence par relever la prolifération ridicule du suffixe «sans frontières», qui s’applique aux médecins, aux reporters, aux pharmaciens, aux banquiers, aux vétérinaires, et qu’il clôt par cette interrogation narquoise: à quand «douaniers sans frontières» ? Pour lui, ces lignes pointillées qu’on dit archaïques ont d’éminentes vertus. Une frontière délimite un peuple, une culture, un espace politique commun qui fonde la souveraineté démocratique, permet la vie commune et élève l’individu au-dessus de lui-même, pour l’entraîner dans une aventure collective. On pense que les frontières préparent les guerres, que la nation produit toujours le nationalisme. Pour Debray, une frontière acceptée établit la paix et promet l’échange. C’est le flou de la frontière qui alimente le conflit israélo-arabe, comme il a causé tant de guerres européennes. Incertaine, la frontière est remplacée par un mur. Brouillée, elle engendre la brouille.
Notre Alceste a suffisamment de brio pour convaincre