Au début des années 70, un jeune philosophe, Jean-Luc Nancy, s'installe en communauté, avec femme et enfants, au 6, rue Charles-Grad dans le quartier allemand de Strasbourg. L'autre couple est celui de son ami le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe. Ensemble, ils vont publier un petit essai salué par Lacan en personne comme la meilleure introduction à son œuvre. Le Titre de la lettre est un best-seller chez les psys. A Strasbourg, leur séminaire du samedi attire des centaines d'étudiants. Pendant quelque temps, on ira jusqu'à parler d'une «école de Strasbourg», comparaison (trop) flatteuse avec une autre école de Strasbourg, celle qui s'était formée après-guerre autour de Lévinas.
Quatre décennies plus tard, Nancy continue d'écrire des livres, grands ou petits. Ni déploration finkielkrautienne ni colère à la Onfray, il ausculte avec douceur les défaites et les dilemmes que l'époque mâchonne depuis trente ans : où nous sommes-nous trompés ? Faut-il renoncer à espérer ? Sommes-nous condamnés à choisir entre le règne de la marchandise ou le retour au religieux ? Dans Vérité de la démocratie, à l'occasion du 40e anniversaire de Mai 68, il prenait ses distances avec la formule contestataire des années 70 : «Tout est politique.» Si la politique est indispensable, plaidait-il, l'erreur fut d'en faire une fin en soi. Tout passe par la politique, oui, mais pour nous conduire au-delà de la politique - à l'art, l'amour, la pensée, les paysages, tout ce qu'il