Comme la sonate de Vinteuil dont la petite phrase répétée fait vivre la sensibilité du narrateur proustien, une œuvre musicale de 1926 joue un rôle déterminant, dû au hasard dirigé de l'intrigue, dans 1Q84 : le premier mouvement de la Sinfonietta du Tchèque Leos Janacek. L'air apparaît dès la seconde ligne du roman : c'est l'ouverture qui donne le ton.
Aomamé est dans le taxi qui la conduit vers l'homme qu'elle doit tuer. A la radio, on diffuse cette petite merveille d'ironie cuivrée, créée dans les dernières et fertiles années du compositeur. Agé de 72 ans et marié, Janacek est amoureux d'une jeune femme, Kamila, qui se refuse à lui mais devient la muse de ses derniers chefs-d'œuvre. Il lui écrit : «Les digues se sont écroulées ; nous ne nous laisserons pas dérober nos désirs.» (1) Les digues qui s'écroulent sont d'abord musicales : le génie de Janacek les fait sauter par des ruptures, des dissonances, des usages d'instruments et des écarts de ton qui cassent le pathos postromantique et annoncent la sévère géométrie folkorique de Bartok, les violences de Varèse. L'amour rend révolutionnaire.
Dans le taxi, Aomamé pense : «Combien y aurait-il d'auditeurs, à l'écoute des premières mesures […], qui reconnaîtraient immédiatement ce morceau ? Disons : entre "très peu" et "presque aucun". Mais Aomamé, elle, pour une raison ou pour une autre, en était capable.» «Pour une raison ou pour une autre» : le romancier déploie sa liberté et son humour avec